2011-06-05

John Stuart Mill - De la liberté - 1/5



1860

Le grand principe, le principe dominant auquel aboutissent tous les arguments exposés dans ces pages, est l'importance essentielle et absolue du développement humain dans sa plus riche diversité. (Wilhelm von Humboldt : De la sphère et des devoirs du gouvernement.)

Je dédie ce volume à la mémoire chérie et pleurée de celle qui fut l'inspiratrice, et en partie l'auteur, de ce qu'il y a de mieux dans mes ouvrages : à la mémoire de l'amie et de l'épouse, dont le sens exalté du vrai et du juste fut mon plus vif encouragement, et dont l'approbation fut ma principale récompense.

Comme tout ce que j'ai écrit depuis bien des années, c'est autant son œuvre que la mienne; mais le livre, tel qu'il est, n'a eu qu'à un degré très-insuffisant l'inestimable avantage d'être revu par elle, quelques-unes des parties les plus importantes ayant été réservées pour un second et plus soigneux examen, qu'elles sont destinées maintenant à ne jamais recevoir. Si j'étais capable d'interpréter la moitié seulement des grandes pensées, des nobles sentiments qui sont ensevelis avec elle, le monde en recueillerait plus de fruit que de tout ce que je puis écrire, sans l'inspiration et l'assistance de sa sagesse presque sans rivale.

DE LA LIBERTÉ

CHAPITRE PREMIER

Introduction.

Le sujet de cet écrit n'est pas le libre arbitre, mais bien la liberté sociale ou civile, c'est-à-dire la nature et les limites du pouvoir qui peut être légitimement exercé par la société sur l'individu : une question rarement posée et presque jamais discutée en termes généraux, mais qui influe profondément sur les controverses pratiques du siècle par sa présence secrète, et qui probablement se fera bientôt reconnaître pour la question vitale de l'avenir. Cette question est si loin d'être neuve, que dans un certain sens elle a divisé l'humanité, presque depuis les temps les plus reculés. Mais elle se présente sous de nouvelles formes, dans l'ère de progrès où les groupes les plus civilisés de l'espèce humaine sont entrés maintenant, et elle demande à être traitée d'une façon différente et plus fondamentale.

La lutte entre la liberté et l'autorité est le trait saillant de ces époques historiques qui nous deviennent familières tout d'abord dans les histoires Grecque, Romaine et Anglaise. Mais autrefois la dispute était entre les sujets ou quelques classes de sujets, et le gouvernement. Par liberté, on entendait la protection contre la tyrannie des gouvernants politiques. Ceux-ci (excepté dans quelques cités démocratiques de la Grèce) semblaient dans une position nécessairement ennemie du peuple qu'ils gouvernaient. Autrefois, en général, le gouvernement était exercé par un homme, ou une tribu, ou une caste, qui tirait son autorité du droit de conquête ou de succession qui en tous cas ne la tenait pas du consentement des gouvernés, et dont les hommes n'osaient pas, ne désiraient peut-être pas, contester la suprématie, quelques précautions qu'ils pussent prendre contre son exercice oppressif. On regardait alors le pouvoir des gouvernants comme nécessaire, mais aussi comme hautement dangereux ; comme une arme qu'ils essaieraient d'employer aussi bien contre leurs sujets que contre les ennemis extérieurs. Pour empêcher les membres les plus faibles de la communauté d'être dévorés par d'innombrables vautours, il était indispensable qu'un oiseau de proie plus fort que le reste, fût chargé de contenir ces animaux voraces. Mais comme le roi des vautours n'aurait pas été moins disposé à dévorer le troupeau qu'aucune des moindres harpies, il fallait être constamment sur la défensive contre son bec et ses griffes.

C'est pourquoi le but des patriotes était d'assigner des limites au pouvoir qu'il était permis aux gouvernants d'exercer sur la communauté, et c'était là ce qu'ils entendaient par liberté. On y tendait de deux façons : d'abord en obtenant une reconnaissance de certaines immunités, appelées libertés ou droits politiques, que, selon l'opinion générale, le gouvernement ne pouvait violer sans un manque de foi, et sans courir à juste titre le risque d'une résistance particulière ou d'une rébellion générale. Un autre expédient, généralement de plus fraîche date, était l'établissement des freins constitutionnels, moyennant lesquels le consentement de la communauté ou d'un corps quelconque supposé le représentant de ses intérêts, devenait une condition nécessaire pour quelques-uns des actes les plus importants du pouvoir exécutif. Dans la plupart des contrées de l'Europe, le gouvernement a été contraint plus ou moins de se soumettre au premier de ces modes de restriction. Il n'en fut pas de même pour le second ; et d'y parvenir, ou quand on le possédait déjà jusqu'à un certain point, d'y parvenir plus complètement, devint partout le principal objet des amants de la liberté. Aussi longtemps que l'humanité se contenta de combattre un ennemi par l'autre, et d'être gouvernée par un maître, à condition d'être garantie plus ou moins efficacement contre sa tyrannie, les désirs des libéraux ne s'élevèrent pas plus haut. Un moment vint cependant dans la marche des affaires humaines, où les hommes cessèrent de regarder comme une nécessité de nature que leurs gouvernants fussent un pouvoir indépendant, d'un intérêt opposé au leur. Il leur parut beaucoup mieux que les divers magistrats de l'État fussent leurs tenants ou délégués, révocables à leur gré. Il sembla que de cette façon seulement, l'humanité pouvait avoir l'assurance complète qu'on n'abuserait jamais, à son désavantage, des pouvoirs du gouvernement. Peu à peu, ce nouveau besoin de gouvernants électifs et temporaires, devint l'objet principal des exertions du parti populaire partout ou il en existait un, et alors on abandonna assez généralement les efforts précédents pour limiter le pouvoir des gouvernants. Comme il s'agissait dans cette lutte, de faire émaner le pouvoir gouvernant du choix périodique des gouvernés, quelques personnes commencèrent à croire qu'on avait attaché trop d'importance à l'idée de limiter le pouvoir lui-même. Cela (à ce qu'il pourrait sembler) était une ressource contre les gouvernants dont les intérêts étaient habituellement opposés à ceux du peuple. Ce qu'il fallait maintenant, c'était que les gouvernants fussent identifiés avec le peuple, que leur intérêt et leur volonté fussent l'intérêt et la volonté de la nation. La nation n'avait pas besoin d'être protégée contre sa propre volonté. Il n'y avait pas à craindre qu'elle se tyrannisât elle-même. Du moment où les gouvernants d'une nation étaient efficacement responsables envers elle, promptement révocables à son gré, il lui était permis de leur confier un pouvoir dont elle pouvait elle-même dicter l'usage à faire. Leur pouvoir n'était que le propre pouvoir de la nation, concentré et sous une forme commode pour l'exercer. Cette manière de penser ou peut-être plutôt de sentir, était commune parmi la dernière génération de libéraux européens, chez lesquels elle prévaut encore sur le continent. Ceux qui admettent quelques limites à ce qu'un gouvernement peut faire, excepté dans le cas de gouvernements tels, que, selon eux, ils ne devraient pas exister, se font remarquer comme de brillantes exceptions, parmi les penseurs politiques du continent. Une pareille façon de sentir pourrait, à l'heure qu'il est, prévaloir dans notre propre pays, si les circonstances qui l'encouragèrent pour un temps, n'avaient pas changé depuis. Mais dans les théories politiques et philosophiques aussi bien que dans les personnes, le succès met au jour des défauts et des faiblesses que l'insuccès aurait pu dérober à l'observation. L'idée que les peuples n'ont pas besoin de limiter leur pouvoir sur eux-mêmes, pouvait sembler un axiome lorsque le gouvernement populaire était une chose dont on ne faisait que rêver, ou lire l'existence dans l'histoire à quelque époque très-reculée. Cette notion ne fut pas non plus nécessairement troublée par des aberrations temporaires, comme celles de la révolution française, dont les pires furent l'ouvrage d'une minorité usurpatrice, et qui en tous cas ne tenaient pas à l'action permanente des institutions populaires, mais bien à une explosion soudaine et convulsive contre le despotisme monarchique et aristocratique. En temps voulu cependant, une république démocratique vint à occuper la plus large portion de la surface de la terre, et se montra l'un des plus puissants membres de la communauté des nations. Dès lors, le gouvernement électif et responsable devint l'objet de ces observations et de ces critiques qu'on adresse à tout grand fait existant. On s'aperçut à cette heure que des phrases comme le pouvoir sur soi-même, et le pouvoir des peuples sur eux-mêmes n'exprimaient pas le véritable état des choses ; le peuple qui exerce le pouvoir n'est pas toujours le même peuple que celui sur qui on l'exerce, et le gouvernement de soi-même dont on parle, n'est pas le gouvernement de chacun par lui-même, mais de chacun par tout le reste. De plus, la volonté du peuple signifie dans le sens pratique la volonté de la portion la plus nombreuse et la plus active du peuple, la majorité, ou ceux qui réussissent à se faire accepter pour tels. Par conséquent le peuple 'peut désirer opprimer une partie de lui-même, et les précautions sont aussi utiles là contre, que contre aucun autre abus de pouvoir. C'est pourquoi il est toujours important de limiter le pouvoir du gouvernement sur les individus, même quand les gouvernants sont régulièrement responsables envers la communauté, c'est-à-dire envers le plus fort parti dans la communauté. Cette manière d'envisager les choses n'a pas eu de peine à se faire accepter. Elle se recommande également à l'intelligence des penseurs, et à l'inclination de ces classes importantes de la société européenne, auxquelles la démocratie est hostile. Aussi range-t-on maintenant, dans les spéculations politiques, la tyrannie de la majorité au nombre de ces maux contre lesquels la société doit se tenir en garde.

Ainsi que les autres tyrannies, la tyrannie de la majorité fut d'abord, et est encore vulgairement redoutée, surtout comme agissant au moyen des actes de l'autorité publique. Mais les personnes réfléchies s'aperçurent que quand la société est elle-même le tyran — la société collectivement, à l'égard des individus séparés qui la composent — ses moyens de tyranniser ne sont pas restreints aux actes qu'elle commande à ses fonctionnaires politiques. La société peut exécuter, et exécute elle-même, ses propres décrets ; et si elle édicte de mauvais décrets, ou si elle en édicte à propos de choses dont elle ne devrait pas se mêler, elle exerce une tyrannie sociale plus formidable que mainte oppression légale : en effet, si cette tyrannie n'a pas à son service d'aussi fortes peines, elle laisse moins de moyens de lui échapper ; car elle pénètre bien plus avant dans les détails de la vie, et enchaîne l'âme elle-même.

C'est pourquoi la protection contre la tyrannie du magistrat ne suffit pas. La société ayant la tendance 1° d'imposer comme règles de conduite, par d'autres moyens que les peines civiles, ses idées et ses coutumes à ceux qui s'en écartent, 2° d'empêcher le développement et autant que possible la formation de toute individualité distincte, 3° d'obliger tous les caractères à se modeler sur le sien propre, l'individu doit être protégé là contre. Il y a une limite à l'action légitime de l'opinion collective sur l'indépendance individuelle : trouver cette limite, et la défendre contre tout empiètement, est aussi indispensable à une bonne condition des affaires humaines, que la protection contre le despotisme politique.

Mais si cette proposition n'est guère contestable en termes généraux, la question pratique où placer la limite, comment faire le compromis entre l'indépendance individuelle et le contrôle social, est un sujet sur lequel presque tout reste à faire. Tout ce qui donne quelque valeur à notre existence, dépend de la contrainte imposée aux actions d'autrui. Donc quelques règles de conduite doivent être imposées par la loi d'abord, et puis par l'opinion pour beaucoup de choses sur lesquelles l'action de la loi ne peut s'exercer.

Ce que doivent être ces règles, voilà la principale question dans les affaires humaines ; mais si nous exceptons quelques-uns des cas les plus saillants, c'est celle vers la solution de laquelle on a fait le moins de progrès.
Il n'y a pas deux siècles ni presque deux pays qui soient arrivés là-dessus à la même conclusion ; et la conclusion d'un siècle ou d'un pays, est un sujet d'étonnement pour un autre. Cependant les gens de chaque siècle ou de chaque pays donné, ne trouvent pas la question plus compliquée que si c'était un sujet sur lequel l'espèce humaine ait toujours été d'accord. Les règles qui prédominent parmi eux, leur semble évidentes et se justifiant d'elles-mêmes. Cette illusion presqu'universelle, est un des exemples de l'influence magique de l'habitude, qui n'est pas seulement, comme le dit le proverbe, une seconde nature, mais qui est continuellement prise pour la première. L'effet de l'habitude, en empêchant aucun doute de s'élever à propos des règles de conduite que l'humanité impose à chacun, est d'autant plus complet que, sur ce sujet, on ne regarde pas généralement comme nécessaire de pouvoir donner des raisons ou aux autres ou à soi-même : on est accoutumé à croire (et certaines gens qui aspirent au titre de philosophes nous encouragent dans cette croyance) que nos sentiments sur des sujets d'une telle nature valent mieux que des raisons, et rendent les raisons inutiles. Le principe pratique qui nous guide dans nos opinions sur le règlement de la conduite humaine, est l'idée dans l'esprit de chacun, que les autres devraient être contraints d'agir comme lui et ceux avec qui il sympathise, voudraient les voir agir. En vérité, personne ne s'avoue que le régulateur de son jugement est son propre goût ; mais une opinion sur un point de conduite, qui n'est pas soutenue par des raisons, ne peut être regardée que comme l'inclination d'une personne ; et si les raisons une fois données ne sont qu'un simple appel à une inclination semblable ressentie par d'autres gens, ce n'est encore que l'inclination de plusieurs personnes au lieu d'être celle d'une seule. Pour un homme ordinaire cependant, sa propre inclination ainsi soutenue n'est pas seulement une raison parfaitement satisfaisante, c'est encore la seule d'où procèdent toutes ses notions de moralité, de goût, de convenances, que ne renferme pas sa croyance religieuse ; c'est même son principal guide dans l'interprétation de celle-ci.

En conséquence, les opinions des hommes sur ce qui est louable ou blâmable sont affectées par toutes les causes diverses qui influent sur leurs désirs à propos de la conduite des autres, causes aussi nombreuses que celles qui déterminent leurs désirs sur tout autre sujet. Quelquefois c'est leur raison ; d'autres fois leurs préjugés ou leurs superstitions ; souvent leurs sentiments sociables, pas très-rarement leurs penchants anti-sociaux, leur envie ou leur jalousie, leur arrogance ou leur mépris. Mais le plus communément l'homme est guidé par son propre intérêt, légitime ou illégitime. Partout où il y a une classe dominante, presque toute la morale publique dérive des intérêts de cette classe et de ses sentiments de supériorité. La morale entre les Spartiates et les Ilotes, entre les planteurs et les nègres, entre les princes et les sujets, entre les nobles et les roturiers, entre les hommes et les femmes, a été presque partout la création des intérêts et des sentiments de cette classe : et les opinions ainsi engendrées, réagissent à leur tour sur les sentiments moraux des membres de la classe dominante dans leurs relations entre eux. D'un autre côté, partout où une classe autrefois dominante a perdu son ascendant, ou bien encore partout où son ascendant est impopulaire, les sentiments moraux qui prévalent portent l'empreinte d'un impatient dégoût de supériorité. Un autre principe déterminant des règles de conduite imposées, soit par la loi, soit par l'opinion, a été la servilité de l'espèce humaine envers les préférences ou les aversions supposées de ses maîtres temporels ou de ses dieux. Cette servilité, quoiqu'essentiellement égoïste, n'est pas de l'hypocrisie, elle fait naître des sentiments d'horreur parfaitement vrais ; elle a rendu les hommes capables de brûler des magiciens et des hérétiques.

Parmi tant d'influences plus viles, les intérêts évidents et généraux de la société ont eu naturellement une part, et une part importante, dans la direction des sentiments moraux : moins cependant pour leur propre valeur, que comme une conséquence des sympathies ou des antipathies que ces intérêts engendrent. Puis des sympathies ou antipathies qui n'avaient presque rien à voir avec les intérêts de la société, se sont fait sentir dans l'établissement des principes moraux avec tout autant de force.

Aussi les goûts et les dégoûts de la société ou de quelque portion puissante de la société, sont la principale chose qui ait déterminé, en pratique, les règles imposées à l'observance générale, avec la sanction de la loi ou de l'opinion.

En général, ceux qui étaient en progrès d'idées et de sentiments sur la société, ont laissé cet état de choses subsister intact en principe, quoiqu'ils aient pu lutter contre quelques-uns de ses détails. Ils se sont inquiétés de savoir qu'est-ce que la société devrait aimer ou ne pas aimer, plutôt que de savoir si ce qu'elle aimait ou n'aimait pas devait être imposé aux individus. Ils se proposèrent de changer les sentiments de l'espèce humaine sur quelques points particuliers où ils étaient eux-mêmes coupables d'hérésie, plutôt que de faire cause commune pour la défense de la liberté avec tous les hérétiques en général. On ne s'est élevé plus haut avec préméditation, et on ne s'y est maintenu avec consistance qu'en matière de religion : un cas instructif de plus d'une façon, et surtout comme offrant un exemple frappant de la faillibilité de ce qu'on appelle le sens moral ; car l'odium théologium dans un bigot sincère, est un des cas les moins équivoques de sentiment moral. Ceux qui les premiers secouèrent le joug de ce qui s'appelait l'église universelle, étaient en général aussi peu disposés à permettre des différences d'opinion religieuse que cette église elle-même. Mais quand la chaleur de la lutte fut dissipée sans donner victoire complète à aucun parti, quand chaque église ou secte dut borner ses espérances à garder possession du terrain qu'elle occupait, les minorités, voyant qu'elles n'avaient pas de chance de devenir des majorités, furent obligées de plaider la libre dissidence devant ceux qu'elles ne pouvaient convertir. En conséquence, c'est presque uniquement sur ce champ de bataille que les droits de l'individu contre la société ont été revendiqués d'après des principes bien établis, et que le droit de la société d'exercer son autorité sur les dissidents fut ouvertement controversé. Les grands écrivains auxquels le monde doit ce qu'il possède de liberté religieuse, ont revendiqué la liberté de conscience comme un droit inaliénable, et ils ont nié absolument qu'un être humain dût compte aux autres de sa croyance religieuse. Cependant l'intolérance est si naturelle à l'espèce humaine pour tout ce qui lui tient réellement au cœur, que la liberté religieuse n'a existé presque nulle part, excepté là où l'indifférence religieuse, qui n'aime pas à voir sa paix troublée par des disputes théologiques, a jeté son poids dans la balance.

Dans l'esprit de presque toutes les personnes religieuses, même des pays les plus tolérants, le droit de tolérance est admis avec des réserves tacites. Une personne laissera dire les dissidents en matière de gouvernement ecclésiastique, mais, non en matière de dogme ; une autre peut tolérer tout le monde, excepté un papiste ou un unitaire ; une troisième, tous ceux qui croyent à la religion révélée ; un petit nombre vont plus loin dans leur charité, mais s'arrêtent à la croyance en un Dieu et en une vie future. Partout où le sentiment de la majorité est encore sincère et intense, on s'aperçoit qu'elle n'a guère rabattu de ses prétentions à être obéie.
En Angleterre (à cause des circonstances particulières de notre histoire politique), quoique le joug de l'opinion soit peut-être plus pesant, celui de la loi est plus léger que dans aucun pays de l'Europe ; et il y a une grande aversion contre toute intervention directe du pouvoir, soit législatif, soit exécutif, dans la conduite privée, bien moins à cause d'un juste respect pour les droits de l'individu, qu'à cause de la vieille habitude de regarder le gouvernement comme représentant un intérêt opposé à celui du public. La majorité n'a pas encore appris à regarder le pouvoir du gouvernement comme son pouvoir, et les opinions du gouvernement comme ses opinions. Quand elle en arrivera là, la liberté individuelle sera probablement exposée à être autant envahie par le gouvernement qu'elle l'est déjà par l'opinion publique. Mais, pour le moment, il y a une grande puissance de sentiment prête à se soulever contre tout essai de la loi pour contrôler les individus, dans des choses qui jusque-là n'étaient pas de son ressort : et cela sans aucun discernement de ce qui est ou non dans la sphère du contrôle officiel. Si bien que le sentiment, hautement salutaire en soi, est peut-être tout aussi souvent appliqué à tort qu'à raison. De fait, il n'y a pas de principe reconnu pour établir d'une manière usuelle, la propriété ou l'impropriété de l'intervention du gouvernement. On en décide suivant ses inclinations personnelles. Les uns, partout où ils voient du bien à faire ou du mal à réparer, voudraient pousser le gouvernement à entreprendre la besogne, tandis que d'autres préfèrent supporter toute espèce d'abus sociaux, plutôt que de rien ajouter aux attributions du gouvernement. Les hommes se rangent de l'un ou de l'autre parti dans chaque cas particulier, suivant cette direction générale de leurs sentiments, ou suivant le degré d'intérêt qu'ils prennent à la chose qu'on propose de faire faire au gouvernement, ou bien encore suivant leur persuasion que le gouvernement fera ou ne fera pas la chose de la façon qu'ils préfèrent. Mais ils agissent très-rarement d'après une opinion réfléchie et arrêtée, sur les choses qui sont de nature à être faites par le gouvernement. Aussi il me semble qu'à présent, en conséquence de ce manque de règle ou de principe, un parti a aussi souvent tort que l'autre. L'intervention du gouvernement est aussi souvent invoquée à tort que condamnée à tort.

Le but de cet essai est de proclamer un principe très-simple, comme fondé à régir absolument la conduite de la société envers l'individu, dans tout ce qui est contrainte et contrôle, que les moyens employés soient la force physique, sous forme de peines légales, ou la coaction morale de l'opinion publique. Voici ce principe : le seul objet qui autorise les hommes, individuellement ou collectivement, à troubler la liberté d'action d'aucun de leurs semblables, est la protection de soi-même. La seule raison légitime que puisse avoir une communauté pour user de force contre un de ses membres, est de l'empêcher de nuire aux autres. Elle n'en a pas une raison suffisante dans le bien de cet individu, soit physique, soit moral.

Un homme ne peut pas, en bonne justice, être obligé d'agir ou de s'abstenir, parce que ce serait meilleur pour lui, parce que cela le rendrait plus heureux, ou parce que, dans l'opinion des autres, ce serait sage ou même juste. Ce sont de bonnes raisons pour lui faire des remontrances, pour raisonner avec lui, pour le convaincre ou pour le supplier, mais non pour le contraindre ou pour lui causer aucun dommage, s'il passe outre. Pour justifier cela, il faudrait que la conduite qu'on veut détourner cet homme de tenir, eût pour objet de nuire à quelqu'autre. La seule partie de la conduite de l'individu pour laquelle il soit justiciable de la société, est ce qui concerne les autres. Pour ce qui n'intéresse que lui, son indépendance est, de droit, absolue. Sur lui-même, sur son corps et sur son esprit, l'individu est souverain.

Il est peut-être à peine nécessaire de le dire, cette doctrine n'entend s'appliquer qu'aux êtres humains dans la maturité de leurs facultés. Nous ne parlons pas des enfants ni des jeunes gens des deux sexes qui n'ont pas atteint l'âge fixé par la loi pour la majorité. Ceux qui sont encore d'âge à réclamer les soins d'autrui, doivent être protégés contre leurs propres actions aussi bien que contre tout dommage extérieur. Par la même raison, nous pouvons laisser de côté ces sociétés naissantes où la race elle-même peut être regardée comme mineure. Les premières difficultés sur la route du progrès spontané sont si grandes, qu'on a rarement le choix des moyens pour les surmonter. Aussi tout souverain plein de l'esprit du progrès est-il autorisé à se servir de tous les expédients pour atteindre ce but, qui autrement peut-être lui eût toujours échappé. Le despotisme est un mode légitime de gouvernement quand on a affaire à des barbares, pourvu que le but soit leur amélioration et que les moyens soient justifiés en atteignant réellement ce but. La liberté, comme principe, ne peut s'appliquer à un état de choses antérieur au moment où l'espèce humaine devient capable de s'améliorer par une libre et équitable discussion. Jusque-là, elle n'a de ressource que dans l'obéissance implicite à un Akbar ou à un Charlemagne, si elle a le bonheur d'en trouver un. Mais dès que le genre humain est capable d'aller au progrès par la conviction ou la persuasion (un point atteint depuis longtemps par toutes les nations dont nous devons nous inquiéter ici) la contrainte, ou sous la forme directe, ou sous celle de pénalité pour la non-observance, n'est plus admissible comme moyen de faire du bien aux hommes ; elle n'est plus justifiable que pour leur sécurité à l'égard les uns des autres.

Il convient de le dire, je néglige tout avantage que je pourrais tirer pour mon argumentation, de l'idée du droit abstrait comme chose indépendante de l'utilité. L'utilité est la solution suprême de toute question morale ; mais ce doit être l'utilité dans le sens le plus étendu du mot, l'utilité fondée sur les intérêts permanents de l'homme, comme être progressif.

Ces intérêts, je le soutiens, n'autorisent la soumission de la spontanéité individuelle à un contrôle extérieur, qu'au sujet de ces actions de chacun qui touchent les intérêts d'autrui. Si un homme fait un acte nuisible aux autres, il y a évidemment sujet de le punir par la loi, ou bien si les pénalités légales ne sont pas applicables en toute sûreté, par la désapprobation générale. Il y a aussi beaucoup d'actes positifs pour le bien des autres, qu'un homme peut être justement obligé d'accomplir ; par exemple de porter témoignage en justice, ou de prendre toute sa part, soit dans la défense commune, soit dans toute autre œuvre commune nécessaire à la société sous la protection de laquelle il vit. De plus, on peut, en toute justice, le rendre responsable envers la société, s'il n'accomplit pas certains actes de bienfaisance individuelle, le devoir évident de tout homme ; tels que sauver la vie de son semblable ou d'intervenir pour défendre le faible contre de mauvais traitements. Une personne peut nuire aux autres non seulement par ses actions, mais par son inaction, et dans tous les cas elle est responsable envers eux du dommage.

Il est vrai que, dans le dernier cas, la contrainte doit être exercée avec beaucoup plus de ménagement que dans le premier. Rendre quelqu'un responsable du mal qu'il fait aux autres, voilà la règle ; le rendre responsable du mal dont il ne les garantit pas, voilà, comparativement parlant, l'exception. Cependant il y a beaucoup de cas assez clairs et assez graves pour justifier cette exception. Dans tout ce qui regarde les relations extérieures de l'individu, il est de jure comptable envers ceux dont les intérêts sont engagés, et, s'il le faut, envers la société comme leur protectrice. Il y a souvent de bonnes raisons pour ne pas imposer cette responsabilité aux hommes ; mais ces raisons doivent naître des convenances particulières du cas, soit parce que c'est un cas dans lequel à tout prendre l'individu agira probablement mieux livré à sa propre impulsion, que contrôlé d'aucune façon par la société, soit parce qu'une tentative de contrôle produirait de plus grands maux que ceux qu'on veut prévenir. Quand de telles raisons font obstacle à la responsabilité forcée, la conscience de l'agent lui-même doit prendre la place du juge absent, pour protéger ces intérêts d'autrui qui n'ont pas de protections extérieures, et l'homme doit se juger d'autant plus sévèrement, que le cas ne le soumet pas au jugement de ses semblables.

Mais il y a une sphère d'action dans laquelle la société, comme distincte de l'individu, n'a qu'un intérêt indirect, si même elle en a aucun. Nous voulons parler de cette portion de la conduite et de la vie d'une personne qui n'affecte qu'elle-même, ou qui, si elle affecte également les autres, ne le fait qu'avec leur consentement et leur participation libre, volontaire et parfaitement éclairée. Quand je parle de ce qui touche la personne seulement, j'entends par là ce qui la touche d'abord, immédiatement ; car tout ce qui affecte un individu peut affecter les autres à travers lui, et l'objection qui se fonde sur cette éventualité, sera l'objet de nos réflexions ultérieures. Donc, ceci est la région propre de la liberté humaine. Elle comprend d'abord le domaine du for intérieur, exigeant la liberté de conscience dans le sens le plus étendu du mot, la liberté de pensée et d'inclination, la liberté absolue d'opinions et de sentiments, sur tout sujet pratique, spéculatif, scientifique, moral ou théologique. La liberté d'exprimer et de publier des opinions, peut paraître soumise à un principe différent, puisqu'elle appartient à cette portion de la conduite d'un individu qui touche les autres ; mais comme elle est de presqu'autant d'importance que la liberté de penser elle-même, et qu'elle repose en grande partie sur les mêmes raisons, ces deux libertés sont inséparables en pratique. Secondement, le principe de la liberté humaine requiert la liberté des goûts et des poursuites, la liberté d'arranger notre vie suivant notre caractère, de faire comme il nous plaît, advienne que pourra, sans en être empêchés par nos semblables, aussi longtemps que nous ne leur nuisons pas, et quand bien même ils trouveraient notre conduite sotte, mauvaise ou fausse. Troisièmement, de cette liberté de chaque individu, résulte, dans les mêmes limites, la liberté d'association parmi les individus ; la liberté de s'unir pour un objet quelconque inoffensif à l'égard d'autrui, étant supposé que les personnes associées sont majeures, et ne sont ni contraintes, ni trompées.

Aucune société n'est libre, quelle que puisse être la forme de son gouvernement, si ces libertés n'y sont pas à tout prendre respectées ; et aucune n'est complètement libre, si ces libertés n'y existent pas d'une façon absolue et sans réserve.

La seule liberté qui mérite ce nom, est celle de chercher notre propre bien à notre propre façon, aussi longtemps que nous n'essayons pas de priver les autres du leur, ou d'entraver leurs efforts pour l'obtenir. Chacun est le gardien naturel de sa propre santé, soit physique, soit mentale et spirituelle. L'espèce humaine gagne plus à laisser chaque homme vivre comme bon lui semble, qu'à l'obliger de vivre comme bon semble au reste.

Quoique cette doctrine ne soit nullement neuve et que pour quelques personnes elle puisse avoir l'air d'un truisme, il n'y a pas de doctrine qui soit plus directement opposée à l'opinion et à la coutume existantes. La société a pris autant de peine pour essayer (suivant ses lumières) d'obliger les hommes à suivre ses notions de perfection personnelle que pour les contraindre à suivre ses idées en fait de perfection sociale. Les anciennes républiques se croyaient le droit (et les philosophes de l'antiquité appuyaient leur prétention) de régler toute la conduite privée par l'autorité publique, sous prétexte que la discipline physique et morale de chaque citoyen, est chose d'un profond intérêt pour l'État. Cette manière de penser pouvait être admissible dans de petites républiques entourées d'ennemis puissants, et en danger constant d'être bouleversées par une attaque extérieure, ou par une commotion intérieure. À de pareils États, il pouvait être si facilement funeste que l'énergie et l'empire des hommes sur eux-mêmes se relâchassent pour un seul instant, qu'il ne leur était pas loisible d'attendre les effets salutaires et permanents de la liberté. Dans le monde moderne, l'importance plus grande des communautés politiques, et surtout la séparation de l'autorité spirituelle et de l'autorité temporelle (en plaçant la direction de la conscience de l'homme dans d'autres mains que celles qui contrôlaient ses affaires mondaines), empêchèrent une aussi grande intervention de la loi dans les détails de la vie privée : mais, à vrai dire, l'individu n'y gagna pas grand chose ; l'autorité spirituelle, devenue plus forte, se mit à réglementer tous ces détails personnels qu'abandonnait l'autorité temporelle : l'homme fut alors tenu de plus près encore par rapport à lui-même, car la religion (le plus puissant élément d'autorité morale) a presque toujours été gouvernée, soit par l'ambition d'une hiérarchie aspirant à contrôler toute la conduite humaine, soit par l'esprit du puritanisme. Quelques-uns de ces réformateurs modernes, qui ont attaqué le plus violemment les religions du passé, ne sont nullement restés en arrière ni des églises, ni des sectes, dans leur affirmation du droit de domination spirituelle ; nous citerons en particulier M. Comte, dont le système social, tel qu'il l'expose dans son traité de Politique positive, vise à établir (plutôt, il est vrai, par des moyens moraux, que par des moyens légaux) un despotisme de la société sur l'individu, surpassant tout ce qu'ont pu imaginer les plus rigides disciplinaires, parmi les philosophes de l'antiquité.

À part les doctrines particulières des penseurs individuels, il y a aussi dans le monde une forte et croissante inclination à étendre d'une manière outrée le pouvoir de la société sur l'individu, et par la force de l'opinion et même par celle de la législation. Or, comme tous les changements qui s'opèrent dans le monde, ont pour effet d'augmenter la force de la société et de diminuer le pouvoir de l'individu, cet empiètement n'est pas un de ces maux qui tendent à disparaître spontanément ; bien au contraire, il tend à devenir de plus en plus formidable. La disposition des hommes, soit comme souverains, soit comme concitoyens à imposer leurs opinions et leurs goûts pour règle de conduite aux autres, est si énergiquement soutenue par quelques-uns des meilleurs et par quelques-uns des pires sentiments inhérents à la nature humaine, qu'elle ne se contraint presque jamais que faute de pouvoir. Comme le pouvoir n'est pas en train de décliner mais de croître, on doit s'attendre, à moins qu'une forte barrière de conviction morale ne s'élève contre le mal, on doit s'attendre, disons-nous, dans les conditions présentes du monde à voir cette disposition augmenter.

Il vaut mieux pour l'argument, qu'au lieu d'aborder sur le champ la thèse générale, nous nous renfermions d'abord dans une seule de ses branches, au sujet de laquelle le principe ici établi est reconnu, sinon entièrement, du moins jusqu'à un certain point, par les opinions courantes. Cette branche est la liberté de penser, dont il est impossible de séparer la liberté analogue de parler et d'écrire. Quoique ces libertés forment une partie importante de la moralité politique de tous les pays qui professent la tolérance religieuse et les institutions libres, cependant les principes et philosophiques et pratiques sur lesquels elles reposent, ne sont peut-être pas aussi familiers à l'esprit public, ni aussi complétement appréciés par les chefs de l’opinion eux-mêmes qu'on pourrait s'y attendre. Ces principes, sainement compris, sont applicables à bien plus qu'une division du sujet, et un examen approfondi de cette partie de la question sera, je le crois, la meilleure introduction au reste. C'est pourquoi ceux qui ne trouveront rien de nouveau dans ce que je vais dire, voudront bien, je l'espère, m'excuser si je m'aventure à discuter une fois de plus un sujet qui a été débattu si souvent depuis trois siècles.


 

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