2011-03-22

L'histoire du crayon


Moi, crayon
par Leonard E. Read
(décembre 1958)
Je suis un crayon à papier – le crayon de bois ordinaire familier à tous les garçons et filles et adultes qui savent lire et écrire1.
Écrire est ma vocation et ma distraction ; c'est tout ce que je fais.
Vous pouvez vous demander pourquoi je devrais écrire une généalogie. Eh bien, pour commencer, mon histoire est intéressante. Et, ensuite, je suis un mystère – plus qu'un arbre ou un coucher de soleil ou même un éclair fulgurant. Mais, malheureusement, je suis considéré comme une évidence par ceux qui m'utilisent, comme si j'étais un simple fait divers ou sans passé. Cette attitude méprisante me relègue au niveau du lieu commun. Ceci est un aspect de la grave erreur dans laquelle l'humanité ne peut persister trop longtemps sans péril. Car, comme un homme sage l'a observé, « Nous périssons par manque d'émerveillement, non par manque de merveilles »2.
Moi, crayon, aussi simple que je paraisse, mérite votre émerveillement et votre crainte, une prétention que je vais tenter de justifier. En fait, si vous pouvez me comprendre – non, c'est trop demander à quiconque – si vous pouvez devenir conscient du miracle que je symbolise, vous pouvez aider à sauver la liberté que l'humanité est hélas en train de perdre. J'ai une leçon profonde à donner. Et je peux enseigner cette leçon mieux que ne le peut une voiture ou un avion ou un lave-vaisselle parce que – eh bien, parce que je suis si simple en apparence.
Simple ? Pourtant, pas une seule personne sur la face de cette terre ne sait comment me fabriquer. Cela semble incroyable, non ? En particulier quand on se rend compte qu'il y a environ un milliard et demi de mes semblables qui sont produits chaque année aux États-Unis.
Prenez-moi et regardez-moi. Que voyez-vous ? Rien de remarquable – il y a du bois, de la laque, une étiquette imprimée, une mine de graphite, un peu de métal, et une gomme.
De même que vous ne pouvez pas remonter votre arbre généalogique très loin, de même il m'est impossible de nommer et d'expliquer tous mes ascendants. Mais je voudrais vous en dire assez pour vous donner une idée de la richesse et de la complexité de mes origines.
Mon arbre généalogique démarre avec ce qui est en fait un arbre, un cèdre aux veines droites qui grandit en Californie du Nord et en Oregon. Maintenant imaginez toutes les scies et les camions et la corde et les innombrables autres équipements utilisés pour récolter et transporter les grumes de cèdre jusqu'au bord des chemins de fer. Pensez à toutes les personnes et aux talents innombrables qui sont entrés dans leur fabrication : l'extraction du minerai, la production de l'acier et son raffinement en scies, en haches, en moteurs ; la culture du chanvre et son travail par toutes les étapes jusqu'à la corde lourde et solide ; les camps de bûcherons avec leurs lits et leurs cantines, la cuisine et la culture de toute la nourriture. Oui, des milliers de personnes oubliées ont contribué à chaque tasse de café que les bûcherons boivent !
Les grumes sont envoyées à une scierie à San Leandro, en Californie. Pouvez-vous imaginer les individus qui fabriquent les wagons et les rails et les locomotives et qui construisent et installent les systèmes de communication qui vont avec ? Ces légions font partie de mes ascendants.
Considérez la scierie de San Leandro. Les grumes de cèdre sont coupées en petits tasseaux de la longueur d'un crayon et de six millimètres d'épaisseur. Ils sont séchés puis teintés pour la même raison que les femmes mettent du rouge sur leur visage. Les gens préfèrent que j'aie l'air joli, et non d'une blancheur pâle. Ces tasseaux sont cirés et séchés à nouveau. Combien de talents sont entrés dans la fabrication des teintes et des séchoirs, dans la fourniture de la chaleur, de la lumière et de l'énergie, les courroies, les moteurs, et toutes les autres choses qu'une scierie nécessite ? Les balayeurs de la scierie parmi mes ancêtres ? Oui, et sont inclus les hommes qui versèrent le béton du barrage hydroélectrique de la Compagnie Pacifique du Gaz et de l’Électricité qui fournit l'énergie de la scierie !
Et n'oubliez pas les ancêtres présents et lointains qui ont contribué à transporter soixante chargements de tasseaux à travers le pays de Californie à Wilkes-Barre !
Machinerie compliquée
Une fois à l'usine de crayons – 4 000 000 $ de machines et de bâtiments, tout ce capital accumulé par l'économie et l'épargne de miens parents – chaque tasseau reçoit huit faces d'une machine complexe, après quoi une autre machine dépose une mine dans un tasseau sur deux, applique de la colle, et place un autre tasseau par-dessus – un sandwich au plomb, pour ainsi dire. Sept frères et moi sommes mécaniquement taillés dans ce sandwich de bois rendu solidaire.
Ma mine elle-même – qui ne contient pas de plomb – est complexe. Le graphite est extrait au Sri Lanka. Pensez à ces mineurs et à ceux qui réalisent leurs outils et les fabricants des sacs de papier dans lesquels le graphite est expédié et ceux qui font la ficelle qui noue les sacs et ceux qui les transportent à bord des navires et ceux qui bâtissent ces navires. Même les gardiens de phares sur la route ont aidé à ma naissance – et les pilotes dans les ports.
Le graphite est mélangé à de l'argile du Mississipi dans lequel raffinement duquel de l'hydroxyde d'ammonium est utilisé. Ensuite des agents hydratants sont ajoutés tels que du suif sulfonaté – de la graisse animale ayant subi une réaction chimique avec de l'acide sulfurique. Après être passé par de nombreuses machines, le mélange apparaît finalement comme une extrusion sans fin – comme d'une machine à saucisse – coupée à la bonne taille, séchée, et cuite pendant plusieurs heures à 1000 degrés Celsius. Pour accroître leur résistance et leur douceur les mines sont ensuite traitées avec une mixture chaude qui inclut de la cire de candelilla du Mexique, de la paraffine, et des graisses naturelles hydrogénées.
Mon cèdre reçoit six couches de laque. Connaissez-vous tous les ingrédients de la laque ? Qui penserait que les cultivateurs de ricin et les raffineurs d'huile de ricin y prennent part ? C'est le cas. Oui, même le processus par lequel la laque est rendue d'un jaune magnifique suppose les talents de plus de personnes qu'on ne peut dénombrer !
Observez le marquage. C'est un film formé par l'application de chaleur à du noir de charbon mélangé à des résines. Comment fabriquez-vous ces résines et qu'est, je vous prie, le noir de charbon ?
Mon morceau de métal – la férule – est de laiton. Pensez à toutes les personnes qui extraient le zinc et le cuivre et à ceux qui ont les compétences pour faire de laiton en feuilles brillantes à partir de ces produits de la nature. Ces anneaux noirs sur ma férule sont du nickel noir. Qu'est-ce que le nickel noir et comment est-il appliqué ? L'histoire complète de la raison pour laquelle le centre de ma férule ne reçoit pas pas de nickel noir prendrait des pages d'explication.
Ensuite, il y a ma couronne de gloire, inélégamment appelée dans le métier « la bonde », la partie que l'homme utilise pour effacer les erreurs qu'il a commises avec moi. Un ingrédient appelé « factice » est ce qui permet l'effacement. C'est un produit semblable à de la gomme obtenu en faisant réagir de l'huile de colza d'Indonésie avec du chlorure de soufre. La gomme, contrairement à l'idée répandue, est utilisée seulement pour lier. Puis, aussi, il y a de nombreux agents de vulcanisation et d'accélération. La pierre ponce vient d'Italie ; et le pigment qui donne à « la bonde » sa couleur est du sulfure de cadmium.
Quelqu'un veut relever le défi de ma précédente affirmation, selon laquelle pas une seule personne sur la face de cette terre ne sait me fabriquer ?
Personne ne sait
En fait, des millions d'être humains prennent part à ma création, dont aucun ne connaît même plus de quelques-uns des autres. Maintenant, vous pouvez dire que je vais trop loin en mettant en relation le cueilleur de graines de café au fin fond du Brésil et des cultivateurs ailleurs avec ma création ; c'est une position extrême. Je maintiens mon affirmation. Il n'y a pas une seule personne parmi ces millions, y compris le président de la compagnie des crayons, qui contribue plus d'un petit peu infinitésimal de savoir-faire. Du point de vue du savoir-faire la seule différence entre le mineur de graphite du Sri Lanka et le bûcheron en Oregon est le type de savoir-faire. On ne peut se dispenser ni du mineur ni du bûcheron, pas plus que du chimiste à l'usine ni de l'ouvrier dans le champ de pétrole – la paraffine étant un produit dérivé du pétrole.
Voici un fait étonnant : Ni l'ouvrier dans le champ de pétrole ni celui qui extrait le graphite ou l'argile ni celui qui manœuvre ou bâtit le navire ou les trains ou les camions ni celui qui opère la machine qui fait le moletage sur mon bout de métal ni le président de la compagnie n'accomplit sa tâche singulière parce qu'il me veut. Chacun me veut moins, peut-être, qu'un enfant du cours préparatoire. En effet, certains parmi cette vaste multitude n'ont jamais vu un crayon ni ne sauraient comme en utiliser un. Leur motivation est autre que moi. Peut-être est-ce quelque chose tel que ceci : Chacun de ces millions voit qu'il peut ainsi échanger son petit savoir-faire contre les biens et services dont il a besoin ou envie. Je puis être ou ne pas être parmi ces éléments.
Il y a un fait encore plus étonnant : L'absence de concepteur, de quelqu'un dictant ou dirigeant de manière contraignante ces innombrables actions qui m'appellent à l'existence. Nulle trace d'une telle personne ne peut être trouvée. À la place, nous trouvons la main invisible à l’œuvre. Ceci est le mystère auquel je me suis référé précédemment.
LA MAIN INVISIBLE
En dirigeant cette industrie de manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu’à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions... Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait réellement pour but d’y travailler.
ADAM SMITH, La Richesse des Nations
On a dit que « seul Dieu peut faire un arbre ». Pourquoi sommes-nous d'accord avec ceci ? N'est-ce pas parce que nous nous rendons compte que nous-mêmes nous ne pourrions pas en faire un ? En effet, pouvons-nous même décrire un arbre ? Nous pouvons dire, par exemple, qu'une certaine configuration moléculaire se manifeste comme un arbre. Mais quel esprit parmi les hommes pourrait ne serait-ce qu'enregistrer, sans parler de diriger, les changements constants dans les molécules qui transpirent au cours de la vie d'un arbre ? Un tel exploit est totalement inimaginable !
Moi, crayon, suis une combinaison complexe de miracles : un arbre, du zinc, du cuivre, du graphite, et ainsi de suite. Mais à ces miracles qui se manifestent dans la Nature un miracle encore plus extraordinaire a été ajouté : la configuration d'énergies créatives humaines – des millions de petits savoir-faire se configurant naturellement et spontanément en réponse à la nécessité et à l'envie humaines et en l'absence d'une conception humaine ! Puisque seul Dieu peut faire un arbre, j'insiste que seul Dieu pouvait me faire. L'homme ne peut pas plus diriger ces millions de savoir-faire pour me faire exister qu'il ne peut assembler les molécules pour créer un arbre.
Ce qui précède est ce que je voulais dire en écrivant, « Si vous pouvez devenir conscient du miracle que je symbolise, vous pouvez aider à sauver la liberté que l'humanité est hélas en train de perdre ». Car, si on est conscient que ces savoir-faire vont naturellement, oui, automatiquement, s'arranger en motifs créatifs et productifs en réponse à la nécessité et à la demande humaines – c'est-à-dire, en l'absence de conception gouvernementale ou de toute autre conception contraignante – alors on possédera un ingrédient absolument essentiel de la liberté : une confiance dans les hommes libres. La liberté est impossible sans cette confiance.
Une fois que le gouvernement a eu le monopole d'une activité créative telle que, par exemple, le transport du courrier, la plupart des individus croit que le courrier ne pourrait pas être efficacement transporté par des hommes agissant librement. Et en voici la raison : Chacun reconnaît que lui-même ne sait pas comment faire toutes les choses impliquées par la remise du courrier. Il admet aussi que nul autre individu ne pourrait le faire. Ces affirmations sont exactes. Aucun individu ne possède assez de savoir-faire pour accomplir le transport du courrier d'une nation, pas plus qu'aucun individu ne possède assez de savoir-faire pour fabriquer un crayon. Alors, en l'absence de foi en l'homme libre – en l'absence de conscience que des millions de petits savoir-faire se formeraient naturellement et miraculeusement et coopéreraient pour satisfaire ce besoin – l'individu ne peut pas s'empêcher de parvenir à cette conclusion erronée que le courrier ne peut être délivré que par une planification gouvernementale.
Si moi, crayon, étais le seul élément qui pouvais porter témoignage de ce que les hommes accomplissent quand ils sont libres d'essayer, alors ceux qui ont peu de foi auraient des circonstances atténuantes. Toutefois, il y a une abondance de témoignage : il est tout autour de nous et à portée de tous. Le transport du courrier est excessivement simple quand on le compare, par exemple, à la fabrication d'une automobile ou d'une machine à calculer ou d'une moissonneuse-batteuse ou d'une fraiseuse ou de dizaines de milliers d'autres choses. Transport ? Oui, dans ce domaine, là où les hommes ont été laissés libres de se lancer, ils transportent la voix humaine autour du monde en moins d'une seconde ; ils transportent un événement visuellement et en mouvement à la demeure de n'importe quelle personne en direct ; ils transportent 150 passagers de Seattle à Baltimore en moins de quatre heures ; ils transportent du gaz du Texas à une cuisinière ou à un fourneau à New York à des prix incroyablement bas et sans subventions ; ils transportent chacun deux kilos de pétrole du golfe arabo-persique à la côte Est des États-Unis – la moitié du tour du monde – pour moins d'argent que le gouvernement ne demande pour le transport d'une lettre de trente grammes de l'autre côté de la rue !
La leçon qu'il m'incombe d'enseigner est celle-ci : Laissez toutes les énergies créatives sans inhibition. Organisez seulement la société pour qu'elle agisse en harmonie avec cette leçon. Laissez le système juridique de la société lever tous les obstacles du mieux qu'il peut. Permettez à ces savoir-faire créatifs s'écouler librement. Ayez confiance dans le fait que les hommes libres répondront à la Main Invisible. Cette confiance sera récompensée. Moi, crayon, simple en apparence quoique je sois, j'offre le miracle de ma création comme témoignage qu'il s'agit d'une confiance pragmatique, aussi réelle que le soleil, la pluie, le bois de cèdre, la terre ferme.
L’œuvre originale en anglais est dans le domaine public, aux États-Unis d'Amérique et en France. D'une part, elle a été publiée aux États-Unis avant 1964 et son copyright n'a pas été renouvelé ; elle est donc dans le domaine public aux États-Unis d'Amérique. D'autre part, aux termes de l'article L. 123-12 du code français de la propriété intellectuelle, « lorsque le pays d'origine de l'œuvre, au sens de l'acte de Paris de la convention de Berne, est un pays tiers à la Communauté européenne et que l'auteur n'est pas un ressortissant d'un État membre de la Communauté, la durée de protection est celle accordée dans le pays d'origine de l'œuvre sans que cette durée puisse excéder celle prévue à l'article L. 123-1 » ; en l'espèce, l'œuvre et l'auteur sont d'un pays tiers à l'Union européenne et la durée de protection de l'œuvre est échue dans le pays d'origine ; l'œuvre est donc dans le domaine public en France également. © M. Baronnet pour la traduction française. 
1 Mon nom officiel est « Mongol 482 ». Mes maints ingrédients sont assemblés, fabriqués, et finis par la Compagnie des Crayons Eberhard Faber, Wilkes-Barre, Pennsylvanie.
2 G. K. Chesterton.

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