2011-08-30

Polices de caractères chez Taschen

Puisque certains blogs spécialisés semblent ne pas mentionner la parution de ces beaux ouvrages de typographie chez Taschen, l'oubli sera réparé ici :


Taschen books about fonts

2011-08-24

Le francique lorrain ou platt



Henriette Walter, linguiste : le francique lorrain, héritage des Francs, sur Canal Académie :

Où se parle le francique lorrain ? En Lorraine (plus de la moitié du département de la Moselle) et dans une petite partie du département du Bas-Rhin, l’Alsace dite "bossue" à l’extrême nord-ouest de l’Alsace. Ainsi est constituée ainsi une Lorraine germanophone, qui fait l’objet de cette émission, par opposition à la Lorraine romanophone, qui sera brièvement évoquée, parmi les langues d’origine latine, dans une des prochaines émissions.

Écouter l'émission

2011-08-23

Traitement des moisissures sur un livre

Un livre ancien auquel je tiens, publié dans les années 1850, présente sur 200 pages des moisissures plus ou moins prononcées. Quelles adresses de spécialistes du sauvetage des livres auriez-vous pour le traiter?

La Bibliothèque Sainte-Geneviève a transmis ma question au Département de recherche bibliographique de la Bibliothèque nationale de France, qui l'a transmise au département de la Conservation de la BNF, qui m'a envoyé très rapidement la réponse suivante, qui est exactement ce que je cherchais :
Fiches pratiques sur les expertises biologiques : moisissures sur les documents anciens et contemporains
avec une liste d’entreprises pouvant procéder à la désinfection de documents à l’oxyde d’éthylène. Merci!

J'ai choisi d'interroger trois entreprises :

2011-08-19

Palais royal


Posted by Picasa

Une bouteille de champagne à celui ou celle qui saura m'expliquer la signification et la raison de la présence du symbole - une sphère enflammée - figurant au centre de cette ferronnerie du Palais Royal, côté rue de Valois (cliquer sur la photo pour la voir en grand).

Mise à jour 2011-09-09 : On retrouve l'emblème du balcon de la salle à manger de la duchesse d'Orléans (actuelle salle du tribunal des conflits) sur la coupole surmontant le grand escalier de Contant d'Ivry. Un ami suggère que ce pourrait être une marque de défi des Orléans à leurs aînés : une sphère enflammée comme prétention au soleil emblème du pouvoir royal. Ce pourrait être aussi la marque d'une renaissance après le grand incendie du palais : un soleil qui reprend vie.

2011-08-16

John Stuart Mill - De la liberté 5/5


CHAPITRE V

APPLICATIONS

Les principes proclamés dans cet ouvrage doivent être admis plus généralement comme base pour une discussion de détails, avant qu'on puisse essayer avec quelque chance de succès de les appliquer aux diverses branches de la politique et de la morale. Le peu d'observations que je me propose de faire sur des questions de détails, sont destinées à éclaircir les principes plutôt qu'à les suivre dans leurs conséquences. Je n'offre pas tant des applications que des échantillons d'applications, lesquels peuvent servir à jeter plus de lumière sur le sens et les limites des deux maximes qui sont le fond de cet essai : en outre ces applications peuvent aider le jugement à prononcer avec équité, toutes les fois qu'on ne sait trop laquelle des deux maximes appliquer.

Voici maintenant ces maximes : 1° l'individu n'est pas responsable envers la société de ses actions, du moment où elles ne touchent les intérêts de personne autre que lui-même. Les conseils, l'instruction, la persuasion, l'isolement, si les autres jugent nécessaire pour leur propre bien de recourir à ce dernier moyen, telles sont les seules manières dont la société puisse légitimement témoigner son dégoût ou sa désapprobation de la conduite de l'individu ; 2° pour des actions estimées préjudiciables aux intérêts d'autrui, l'individu est responsable et peut être soumis aux punitions sociales ou légales, si la société juge les unes ou les autres nécessaires pour se protéger.

D'abord il ne faut nullement croire qu'un tort ou le risque d'un tort fait aux intérêts d'autrui puisse toujours justifier l'intervention de la société, parce qu'il peut seul la justifier dans certains cas. Dans un grand nombre de cas un individu en poursuivant un objet légitime cause nécessairement, et par suite légitimement, un tort ou une peine à d'autres individus, ou intercepte un bien qu'ils pouvaient raisonnablement espérer. De telles oppositions d'intérêts entre les individus proviennent souvent de mauvaises institutions, mais sont inévitables tant que ces institutions durent ; quelques-unes même seraient inévitables sous toute espèce d'institutions. Quiconque réussit dans une profession encombrée ou dans un concours, quiconque est préféré à un autre dans toute lutte pour un objet que deux personnes désiraient, tire un profit de la perte des autres, de leurs exertions frustrées et de leur désappointement. Mais c'est chose admise de tous : il vaut mieux, dans l'intérêt général de l'humanité, que les hommes continuent leurs poursuites, sans en être détournés par cette sorte de conséquences. En d'autres termes, la société ne reconnaît aux compétiteurs désappointés aucun droit légal ou moral à être exempts de cette espèce de souffrance : elle ne se sent appelée à intervenir que lorsque les moyens de succès employés sont de ceux que l'intérêt général ne peut permettre, savoir : la fraude ou l'escroquerie, et la violence.

Encore une fois commercer est un acte social. Quiconque entreprend de vendre une marchandise quelconque, fait là une chose qui touche les intérêts d'autrui et de la société en général ; donc, en principe, sa conduite encourt la juridiction de la société : en conséquence, on regardait autrefois comme du devoir des gouvernements, dans tous les cas de quelque importance, de fixer les prix et de régler les procédés de manufactures. Mais on reconnaît maintenant, quoique seulement après une longue lutte, qu'on assure plus efficacement le bon marché et la bonne qualité des denrées en laissant les producteurs et les vendeurs parfaitement libres, sans autre frein que l'égale liberté pour les acheteurs de se fournir ailleurs. Telle est la doctrine dite du libre échange qui repose sur des bases non moins solides mais autres que le principe de liberté individuelle proclamé dans cet essai. Les restrictions apportées au commerce ou à la production dans des vues de commerce sont à vrai dire des contraintes ; et toute contrainte, en tant que contrainte, est un mal : mais les contraintes en question touchent seulement à cette partie de la conduite humaine que la société a le droit de contraindre, et elles n'ont d'autre tort que celui de ne pas produire les résultats qu'on en attendait. Le principe de la liberté individuelle n'étant pas engagé dans la doctrine du libre échange, ne l'est pas davantage dans la plupart des questions qui s'élèvent au sujet des limites de cette doctrine : par exemple lorsqu'il s'agit de savoir quelle somme de contrôle public est admissible pour empêcher la fraude par falsification, ou jusqu'à quel point on doit imposer aux maîtres des précautions sanitaires ou des arrangements pour protéger les ouvriers employés à des occupations dangereuses. De telles questions ne comprennent des considérations de liberté qu'en ce sens qu'il vaut toujours mieux laisser les gens à eux-mêmes, cæteris paribus, que de les contrôler ; mais il est incontestable en principe qu'ils peuvent être légitimement contrôlés pour de semblables fins. D'un autre côté il y a des questions relatives à l'intervention publique dans le commerce qui sont essentiellement des questions de liberté : telles sont la loi du Maine, à laquelle on a déjà fait allusion, la prohibition de l'importation de l'opium en Chine, la restriction apportée à la vente des poisons, et en somme tous les cas où l'objet de l'intervention est de rendre le commerce de certaines denrées difficile ou impossible. Ces interventions sont répréhensibles comme étant des empiétements, non pas sur la liberté du producteur ou du vendeur, mais sur celle de l'acheteur.

Un de ces exemples, la vente des poisons, ouvre une nouvelle question, celle des limites convenables de ce qu'on peut appeler les fonctions de police ; il s'agit de savoir jusqu'à quel point on peut légitimement empiéter sur la liberté, pour empêcher des crimes ou des accidents. C'est une des fonctions incontestées du gouvernement de prendre des précautions contre le crime avant qu'il ait été commis, aussi bien que de le découvrir et de le punir une fois commis. Cependant on peut abuser beaucoup plus facilement, au préjudice de la liberté, de la fonction préventive du gouvernement que de la fonction qui consiste à punir : car il est à peine une portion de la liberté légitime d'action d'un être humain qui ne puisse être représentée, et à bon droit, comme augmentant les facilités de commettre un délit quelconque. Néanmoins, si une autorité publique ou même un simple particulier voyent une personne se préparer évidemment à commettre un crime, ils ne sont pas obligés de demeurer spectateurs inactifs jusqu'à ce que le crime soit commis, mais ils peuvent intervenir et l'empêcher.
Si on n'achetait des poisons ou si on ne s'en servait jamais que pour empoisonner, il serait juste d'en défendre la fabrication et la vente. On peut cependant en avoir besoin pour des motifs non-seulement innocents mais utiles, et la loi ne peut imposer des restrictions dans un cas sans que l'autre s'en ressente. Encore une fois, c'est affaire d'autorité publique de prévenir des accidents. Si un officier public ou n'importe qui voyait une personne sur le point de traverser un pont qu'on sait n'être pas sûr et qu'il n'y eût pas le temps de l'avertir du danger qu'elle coure, on pourrait la saisir et la faire reculer de force, sans violation aucune de sa liberté : car la liberté consiste à faire ce qu'on désire, et cette personne ne désire pas tomber à la rivière. Néanmoins, quand il n'y a pas la certitude, mais seulement le risque du danger, la personne elle-même peut seule juger de la valeur du motif qui la pousse à courir ce risque. Dans ce cas, par conséquent (à moins que ce ne soit un enfant, ou que la personne n'ait le délire ou ne soit dans un état d'excitation ou de distraction incompatible avec l'usage complet de ses facultés), on devrait selon moi l'avertir seulement du danger et ne pas l'empêcher par la force de s'y exposer. De telles considérations appliquées à une question comme la vente des poisons, peuvent nous aider à décider lesquels des divers modes possibles de règlements sont ou ne sont pas contraires au principe. Par exemple, on peut imposer sans violation de liberté une précaution telle que d'étiqueter la drogue de manière à en faire connaître la propriété dangereuse : il n'est pas possible que l'acheteur désire ignorer les qualités vénéneuses de la chose qu'il achète. Mais exiger constamment le certificat d'un médecin rendrait quelquefois impossible et toujours dispendieux d'obtenir l'article pour des usages légitimes.

Selon moi, la seule manière dont on puisse rendre difficiles les empoisonnements (sans violer la liberté de ceux qui ont besoin des substances vénéneuses pour un autre fin) consiste en ce que Bentham appelle dans son langage si bien approprié, un témoignage préexigé (preappointed). Rien n'est si commun dans les contrats. Il est ordinaire et juste, lorsqu'on fait un contrat, que la loi, qui en imposera l'accomplissement, y mette pour condition l'observance de certaines formalités, telles que les signatures, l'attestation de témoins, etc., afin qu'en cas de dispute subséquente on puisse avoir la preuve que le contrat a été fait réellement et dans des circonstances qui n'avaient rien pour le rendre légalement nul. L'effet de ces précautions est de rendre très-difficiles les contrats fictifs ou les contrats faits dans des conditions qui, si elles étaient connues, en détruiraient la validité. On pourrait imposer de semblables précautions pour la vente des articles propres à devenir des instruments de crimes. Par exemple on pourrait exiger du vendeur qu'il inscrivît sur un registre la date exacte de la vente, le nom et l'adresse de l'acheteur, la qualité et la quantité précise vendues, et la réponse reçue au sujet de ce qu'on prétendait en vouloir faire. Quand il n'y a pas de prescription médicale, on pourrait exiger la présence d'un tiers, pour constater l'identité de l'acheteur si plus tard on avait quelque raison de croire que l'article a été employé d'une façon criminelle. De tels règlements ne seraient pas en général un empêchement matériel à obtenir l'article, mais un empêchement très-considérable à en faire un usage illicite et impuni.

Le droit inhérent à la société d'opposer aux crimes des précautions antérieures, suggère des restrictions évidentes à cette maxime que les torts purement personnels ne sont pas matière à prévention ou à punition. L'ivrognerie, par exemple, dans les cas ordinaires, n'est pas un sujet convenable d'intervention législative ; mais je trouverais parfaitement légitime qu'un homme convaincu d'avoir commis quelque violence envers autrui sous l'influence de l'ivresse fût placé sous le coup de dispositions spéciales ; que si plus tard on le trouvait ivre il fût sujet à une pénalité ; et que si dans cet état il commettait une autre offense, la punition de cette nouvelle offense fût plus sévère. Une personne qui s'enivre lorsque l'ivresse la pousse à nuire aux autres, commet un crime envers les autres ; de même l'oisiveté, excepté chez une personne qui reçoit un traitement du public, ou bien lorsque ce vice constitue la violation d'un pacte, ne peut sans tyrannie devenir l'objet des punitions légales. Mais si par oisiveté ou par quelqu'autre cause facile à éviter un homme manque à un de ses devoirs légaux envers autrui, comme d'entretenir ses enfants, il n'y a pas de tyrannie à le forcer de remplir ce devoir par un travail obligatoire, s'il n'existe pas d'autre moyen.

En outre, il y a beaucoup d'actes qui n'étant directement nuisibles qu'à leurs auteurs, ne devraient pas être légalement interdits, mais qui, commis en public, deviennent une violation des bonnes mœurs, et passant ainsi dans la catégorie des offenses envers autrui, peuvent en toute justice être défendues. Tels sont les outrages envers la décence, sur lesquels il n'est pas nécessaire de s'appesantir, d'autant plus qu'ils n'ont qu'un rapport indirect avec notre sujet, la publicité n'étant pas un moindre grief dans le cas de mainte action qui n'est pas blâmable en elle-même ni tenue pour telle.

Il y a une autre question à laquelle il faut trouver une réponse qui s'accorde avec les principes posés ici. Il est des cas de conduite personnelle tenus pour blâmables, mais que le respect de la liberté empêche la société de prévenir ou de punir, parce que le mal qui en résulte directement retombe tout entier sur l'agent. Doit-on laisser à d'autres personnes la liberté de conseiller ou d'entraîner à faire ce que fait librement l'agent ? La question n'est pas sans difficulté. Le cas d'une personne qui en sollicite une autre à faire un acte, n'est pas, à strictement parler, un cas de conduite personnelle. Donner des conseils ou offrir des tentations à quelqu'un, est un acte social et peut par conséquent, ainsi que toute action en général qui touche les autres, être regardé comme soumis au contrôle social. Mais un peu de réflexion corrige la première impression, en démontrant que si le cas n'est pas strictement compris dans la définition de la liberté individuelle, néanmoins on peut lui appliquer les raisons sur lesquelles se fonde le principe de cette liberté. Si l'on doit permettre aux gens, dans ce qui ne touche qu'eux-mêmes, de faire ce qui leur paraît le mieux à leurs risques et périls, ils doivent être également libres de se consulter l'un l'autre sur ce qu'il est convenable pour eux de faire, d'échanger des opinions, de donner et de recevoir des suggestions. On doit pouvoir conseiller tout ce qu'il est permis de faire. La question n'est douteuse que si l'instigateur tire un profit personnel de son conseil, s'il fait son métier pour vivre ou pour s'enrichir, d'encourager ce que la société et l'État regardent comme un mal. Alors à la vérité, un nouvel élément de complication est introduit : à savoir l'existence d'une classe de personnes dont l'intérêt est opposé à ce qu'on regarde comme le bien public, et dont la manière de vivre est basée sur un parti pris de faire obstacle à ce bien. Est-ce ou non un cas d'intervention ? Ainsi la corruption des mœurs et le jeu doivent être tolérés, mais une personne doit-elle être libre de faire un métier tel que d'encourager cette corruption ou de tenir une maison de jeu ? Le cas est un de ceux qui se trouvent sur l'extrême limite des deux principes, et l'on ne voit pas tout d'abord auquel il appartient réellement. Il y a des arguments de part et d'autre.

On peut dire en faveur de la tolérance, que le seul fait de prendre une chose comme métier et de vivre ou de s'enrichir en la faisant, ne peut rendre criminel ce qui autrement serait admissible, que l'acte doit être ou toujours permis ou toujours défendu, que si les principes que nous avons soutenus jusqu'ici sont justes la société, comme société, n'a pas à se mêler de déclarer mal ce qui ne regarde que l'individu : elle ne peut aller plus loin que la dissuasion, et une personne doit être aussi libre de persuader qu'une autre de dissuader.

On peut dire en faveur du principe opposé que quoique l'État n'ait pas le droit de décider par voie d'autorité, avec le projet d'empêcher ou de punir, que telle ou telle conduite purement personnelle est bonne ou mauvaise, il est toutefois fondé à prétendre que la question est au moins douteuse. Ceci étant, ajoute-t-on, l'État ne peut faire mal en essayant de détruire l'influence d'instigateurs qui n'agissent pas d'une façon désintéressée et impartiale, qui ont un intérêt direct d'un côté (le mauvais côté, à ce que pense l'État), et qui, de leur propre aveu, poussent vers ce côté dans des vues toutes personnelles. De plus, à coup sûr il ne peut y avoir rien de perdu, aucun bien de sacrifié, à faire en sorte que les gens fassent leur choix, sagement ou sottement, mais d'eux-mêmes, sans être séduits ni poussés par des personnes qui y trouvent leur profit. Ainsi, peut-on nous dire, quoique les statuts sur les jeux illicites soient insoutenables en théorie, quoique tout le monde doive être libre de jouer chez soi, ou chez les autres, ou dans quelque lieu de réunion fondé par souscription et ouvert seulement aux membres et à leurs visiteurs, néanmoins il ne faut pas permettre les maisons de jeux publiques. Il est vrai que la défense n'est jamais efficace, de quelques pouvoirs que soit armée la police, et que les maisons de jeux peuvent toujours être maintenues sous d'autres prétextes, mais elles sont obligées de conduire leurs opérations avec un certain degré de secret et de mystère, de façon à ce que personne n'en sache rien que ceux qui recherchent ces maisons ; la société ne doit pas demander plus que cela.

Ces arguments ont une force considérable. Je ne me risquerai pas à décider s'ils suffisent pour justifier l'anomalie morale qu'il y a à punir l'accessoire quand le principal est et doit être libre, à mettre en prison par exemple, celui qui tient la maison de jeu mais non le joueur lui-même.

On devrait encore moins, sur de semblables motifs, intervenir dans les opérations communes de vendre et d'acheter. Presque tout ce qu'on achète ou ce qu'on vend peut servir à faire des excès, et les vendeurs ont un intérêt pécuniaire à encourager ces excès ; mais là-dessus on ne peut baser un argument en faveur, par exemple, de la loi du Maine, parce que les marchands de boissons fortes, quoiqu'intéressés à l'abus, sont indispensables à cause de l'usage légitime de ces boissons. Cependant l'intérêt qu'ont ces commerçants à favoriser l'intempérance est un mal réel, et justifie l'État lorsqu'il impose des restrictions et exige des garanties, qui sans cela seraient des empiètements sur la liberté légitime.

Ce qui fait encore question, c'est de savoir si l'État, tandis qu'il tolère une conduite qu'il estime contraire aux plus précieux intérêts de l'agent, ne doit pas néanmoins la décourager indirectement ; si, par exemple, il ne devrait pas prendre des mesures pour rendre l'ivrognerie plus dispendieuse ou plus rare en limitant le nombre des endroits de vente. Là-dessus, comme sur la plupart des questions pratiques, il faut faire une foule de distinction. Frapper d'un impôt les boissons fortes, c'est une mesure qui diffère bien peu de leur prohibition complète et elle n'est justifiable que si la prohibition l'est elle-même. Toute augmentation de prix est une prohibition pour ceux qui ne peuvent atteindre le nouveau prix, et quant à ceux qui le peuvent, ils subissent une pénalité pour satisfaire un goût particulier. Le choix de leurs plaisirs et leur manière de dépenser leur revenu, après qu'ils ont rempli leurs obligations légales et morales envers l’État et les individus, ne regardent qu'eux-mêmes et ne doivent dépendre que de leur jugement. À première vue, ces considérations peuvent paraître condamner le choix des boissons fortes comme sujet spécial d'impôt dans des vues fiscales. Mais il faut se rappeler que l'impôt à cette fin est absolument inévitable, que dans beaucoup de pays il doit être en grande partie indirect, que par conséquent l’État ne peut faire autrement que d'imposer certains articles de consommation, d'une façon qui pour quelques personnes peut être prohibitoire. Il est donc du devoir de l’État d'examiner avant de mettre des taxes de quelles denrées les consommateurs peuvent le mieux se passer, et a fortiori de choisir de préférence celles qui selon lui peuvent être nuisibles à moins que l'usage n'en soit très-modéré. C'est pourquoi il est non-seulement admissible mais bon de mettre sur les boissons fortes l'impôt le plus élevé, en supposant que l'État ait besoin de tout le revenu que cet impôt produit.

La question de savoir s'il faut faire de la vente de ces denrées un privilège plus ou moins exclusif, doit être résolue différemment suivant les motifs auxquels on veut que la restriction soit subordonnée. Il faut, dans tous les endroits publics, la contrainte d'une police, et principalement dans les endroits de cette espèce où se commettent volontiers des offenses envers la société. Donc, il est convenable de n'accorder la permission de vendre ces denrées (du moins pour être consommées sur-le-champ) qu'à des personnes dont la respectabilité de conduite est connue ou garantie ; on doit en outre régler les heures d'ouverture et de fermeture comme l'exige la surveillance publique, et retirer la permission si des violations de la paix publique sont commises à plusieurs reprises, grâce à la connivence ou à l'incapacité de celui qui tient la maison, ou si cette maison devient un rendez-vous pour des gens qui sont en insurrection contre la loi. Je ne trouve pas toute autre restriction justifiable en principe. Par exemple, la limitation du nombre des cabarets pour en rendre l'accès plus difficile et diminuer les tentations, non seulement expose tout le monde à une gêne, parce que quelques personnes abuseraient de la facilité, mais encore ne convient qu'à un état de société dans lequel les classes ouvrières sont traitées ouvertement comme des enfants ou des sauvages et placées sous une éducation de contrainte, faite pour préparer leur future admission aux privilèges de la liberté. Ceci n'est pas le principe d'après lequel les classes ouvrières sont gouvernées dans tout pays libre, et quiconque estime la liberté à sa juste valeur ne consentira jamais à ce qu'elles soient gouvernées ainsi, à moins qu'on n'ait épuisé tout en vain pour les former à la liberté et les gouverner comme les hommes libres, et qu'on n'ait obtenu la preuve définitive qu'elles ne peuvent être gouvernées que comme des enfants. Le simple exposé de l'alternative, montre l'absurdité qu'il y aurait à supposer que de tels efforts aient été faits dans aucun cas dont il faille nous occuper ici. C'est seulement parce que les institutions de notre pays sont un tissu de contradiction, qu'on y voit mettre en pratique des choses appartenant au système du gouvernement despotique ou paternel, comme on l'appelle, tandis que la liberté générale de nos institutions empêche d'exercer le contrôle nécessaire pour rendre la contrainte vraiment efficace comme éducation morale.

On a démontré dans les premières pages de cet essai, que la liberté de l'individu dans des choses qui ne touchent que lui, implique la liberté pour quelque nombre que ce soit d'individus, de régler par une convention mutuelle des choses qui les regardent tous conjointement et qui n'en regardent pas d'autres. La question ne présente pas de difficulté aussi longtemps que la volonté des personnes intéressées reste la même ; mais comme cette volonté peut changer, il est souvent nécessaire, même dans des choses qui ne concernent uniquement que ces personnes, qu'elles prennent des engagements vis-à-vis les unes les autres ; et ceci étant fait, il est convenable comme règle générale que ces engagements soient tenus. Néanmoins il est probable que dans les lois de chaque pays cette règle générale a quelques exceptions. Non-seulement les gens ne sont pas tenus de remplir des engagements qui violent les droits d'un tiers, mais on regarde quelquefois comme une raison suffisante pour les relever d'un engagement, qu'il leur soit nuisible. Par exemple, dans notre pays et dans la plupart des pays civilisés, un engagement par lequel une personne se vendrait ou consentirait à être vendue comme esclave serait nul et sans valeur ; ni la loi, ni l'opinion ne l'imposerait. Le motif qu'on a pour borner ainsi le pouvoir d'un individu sur lui-même est apparent, et on le voit très-clairement dans ce cas extrême. La raison pour laquelle on ne se mêle pas (à moins que ce ne soit au profit des autres) des actions volontaires d'une personne, c'est la considération qu'on a pour sa liberté. Le choix volontaire d'un homme prouve que ce qu'il choisit ainsi est désirable, ou tout au moins supportable pour lui, et après tout on ne peut assurer mieux son bonheur qu'en lui permettant de le chercher où il le trouve. Mais en se vendant comme esclave un homme abdique sa liberté, il abandonne tout usage futur de cette liberté après cet acte unique. Donc il détruit dans son propre cas la raison pour laquelle on le laissait libre de disposer de lui-même. Il n'est plus libre, et au lieu de cela il est dès lors dans une position où l'on ne peut plus présumer qu'il demeure volontairement. Le principe de liberté ne peut pas exiger qu'il soit libre de n'être pas libre. Ce n'est pas liberté que de pouvoir renoncer à sa liberté. Ces raisons dont la force paraît si bien dans ce cas particulier, peuvent évidemment s'appliquer dans beaucoup d'autres cas ; cependant elles rencontrent partout des bornes, car les nécessités de la vie exigent continuellement, non pas que nous renoncions à notre liberté, mais que nous consentions à la voir limiter de telle ou telle façon. Le principe qui demande la liberté d'action la plus complète pour tout ce qui ne touche que les agents, exige que ceux qui se sont engagés envers une autre personne pour des choses n'intéressant aucun tiers, puissent se dégager l'un l'autre ; et même sans cette libération volontaire il n'y a peut-être pas de contrats ou d'engagements, à moins que ce ne soit à propos d'argent, dont on puisse oser dire qu'on ne devrait pas avoir la liberté de les rétracter. Le baron de Humboldt, dans l'excellent ouvrage que j'ai déjà cité, déclare que selon lui les engagements qui impliquent des relations ou des services personnels, ne devraient jamais être obligatoires que pour un temps limité, et que le plus important de ces engagements, le mariage, ayant cette particularité que son but est manqué à moins que les sentiments des deux parties ne s'accordent avec ce but, il ne devrait falloir rien de plus pour l'annuler, que la volonté déclarée de chacune des parties. Ce sujet est trop important et trop compliqué pour être discuté entre parenthèse, et je ne fais que l'effleurer par manière d'illustration. Si la concision et la généralité de la dissertation de Humboldt, ne l'avait pas obligé sur ce sujet à se contenter d'énoncer sa conclusion, sans discuter les prémisses, il aurait reconnu sans aucun doute que la question ne peut pas être décidée d'après des raisons aussi simples que celles qu'il se borne à donner. Quand une personne, ou par une promesse expresse ou par sa conduite, en a encouragé une autre à compter qu'elle agira d'une certaine façon, à fonder des espérances, à faire des calculs, à arranger une portion de sa vie sur cette supposition, cette personne s'est créé envers l'autre une nouvelle série d'obligations morales qui, en fait, peuvent être foulées aux pieds, mais qui ne peuvent être ignorées. De plus, si les relations entre deux parties contractantes ont été suivies de conséquences pour d'autres, si elles ont placé des tiers dans une position particulière, ou si, comme dans le cas du mariage, elles ont donné naissance à des tiers, les deux parties contractantes ont vis-à-vis de ces tiers des obligations dont l'accomplissement sera grandement affecté par la continuation ou la rupture de leurs relations.

Il ne s'en suit pas, et je ne puis pas admettre que ces obligations aillent jusqu'à exiger l'accomplissement du contrat, au prix du bonheur de la partie résistante ; mais elles sont un élément nécessaire dans la question, et même si Humboldt soutient qu'elles ne doivent pas faire de différence dans la liberté légale qu'ont les parties de se délier de leur engagement (et je prétends aussi qu'elles ne devraient pas faire beaucoup de différence), ces obligations font nécessairement une grande différence dans la liberté morale. Une personne est obligée de peser tout ceci avant de se résoudre à une mesure qui peut tant affecter les intérêts d'autrui, et si elle n'accorde pas la considération voulue à ces intérêts, elle est moralement responsable des conséquences funestes. Si j'ai fait des remarques d'une telle évidence, c'est afin de mieux éclaircir le principe général de la liberté, et non pas parce qu'elles sont nécessaires sur cette question qui, au contraire, est toujours discutée comme si l'intérêt des enfants était tout et celui des grandes personnes rien.

J'ai déjà observé que grâce à l'absence de principes généraux reconnus, la liberté est souvent accordée là où elle devrait être refusée, et vice versa ; et un des cas où le sentiment de la liberté est le plus fort dans le monde Européen moderne, est un cas où selon moi il est totalement déplacé. Une personne doit être libre de faire ce qui lui plaît pour ses propres affaires ; mais elle ne doit pas être libre de faire ce qui lui plaît lorsqu'elle agit pour un autre, sous prétexte que les affaires de cet autre sont les siennes propres. L'État, tandis qu'il respecte la liberté de chaque individu dans ce qui ne regarde que cet individu, est obligé de surveiller avec soin la façon dont il use du pouvoir qui lui est accordé sur d'autres individus. Cette obligation est presque complétement négligée dans le cas des relations de famille ; un cas qui, vu son influence directe sur le bonheur humain, est plus important que tous les autres mis ensemble. Il n'y a pas besoin d'insister ici sur le pouvoir presque despotique des maris sur leurs femmes, parce qu'il ne faudrait rien de plus pour détruire complétement ce mal que d'accorder aux femmes les mêmes droits et la même protection de la part de la loi qu'à toute autre personne, et puis parce que sur ce sujet les défenseurs de l'injustice établie ne se servent pas de l'excuse de la liberté, mais se présentent hardiment comme les champions du pouvoir. C'est dans le cas des enfants que des notions de liberté appliquées mal à propos sont un obstacle réel à ce que l'État accomplisse ses devoirs. On croirait presque que les enfants d'un homme font littéralement (et non pas au figuré) partie de lui-même, tant l'opinion est jalouse de la moindre intervention de la loi entre les enfants et l'autorité exclusive et absolue des parents. Les hommes la voyent de plus mauvais œil qu'aucun autre empiétement sur leur liberté d'action, tant ils attachent plus de prix généralement au pouvoir qu'à la liberté. Voyez par exemple ce qui se passe pour l'éducation. N'est-il pas presqu'évident que l'État devrait exiger de tous les citoyens, et même leur imposer, une certaine éducation ?

Néanmoins chacun craint de reconnaître et de proclamer cette vérité. À vrai dire, personne ne le nie ; c'est un des devoirs les plus sacrés des parents (ou, selon la loi et l'usage actuel, du père) après avoir donné naissance à un être humain, d'élever cet être de façon à ce qu'il soit capable de remplir toutes ses obligations envers les autres et envers lui-même. Mais tandis qu'on déclare à l'unanimité que tel est le devoir du père, personne à peine en Angleterre ne supporterait l'idée qu'on l'obligeât à l'accomplissement de ce devoir. Au lieu d'exiger qu'un homme fasse quelqu'exertion ou quelque sacrifice pour assurer une éducation à son enfant, on le laisse libre d'accepter ou de refuser cette éducation, quand on la lui procure gratis. Il n'est pas encore reconnu que mettre au monde un enfant, sans être sûr de pouvoir non-seulement le nourrir, mais encore instruire et former son esprit, est un crime moral et envers la société et envers le malheureux rejeton, et que si le parent ne remplit pas cette obligation, l’État devrait veiller à la faire remplir, autant que possible, à la charge du parent.

Si l'obligation d'imposer l'éducation universelle était une fois admise, cela mettrait fin aux difficultés sur ce que l’État doit enseigner et sur la façon dont il doit l'enseigner ; difficultés qui, pour le moment, font du sujet un véritable champ de bataille pour les sectes et les partis. On perd ainsi à se quereller sur l'éducation un temps et une peine qui devraient être employés à donner cette éducation.

Si le gouvernement se décidait à exiger pour tous les enfants une bonne éducation, il s'éviterait la peine de leur en fournir une. Il pourrait laisser les parents libres de faire élever les enfants où et comme ils voudraient, et suivant les circonstances, soit aider à payer, soit même payer entièrement les frais d'école. Les objections qu'on oppose avec raison à l'éducation de l’État, ne portent pas sur ce que l’État impose l'éducation mais sur ce qu'il se charge de diriger cette éducation, ce qui est une chose totalement différente. Que toute l'éducation ou la plus grande partie de l'éducation d'un peuple soit mise aux mains de l’État, je m'efforcerais de m'y opposer autant que qui que ce soit. Tout ce qu'on a dit de l'importance de l'individualité de caractère et de la diversité d'opinions et de manière de vivre, implique l'égale importance de la diversité d'éducation.

Une éducation générale donnée par l’État, n'est autre chose qu'une combinaison pour jeter tous les hommes dans le même moule, et comme le moule dans lequel on les jette est celui qui plaît au pouvoir dominant (que ce soit un monarque, une théocratie, une aristocratie ou la majorité de la génération existante), plus ce pouvoir est efficace et puissant, plus il établit un despotisme sur l'esprit qui tend naturellement à s'étendre sur le corps. Une éducation établie et contrôlée par l'État ne devrait exister, si elle existait, que comme expérience, entourée de concurrences et faite seulement pour les stimuler et les maintenir à un certain degré de perfection ; excepté quand la société, en général, est si arriérée qu'elle ne pourrait pas ou ne voudrait pas se procurer des moyens convenables d'éducation : alors, dis-je, la puissance publique, ayant à choisir entre deux maux, peut suppléer les écoles et les universités, de même qu'elle peut faire l'office des compagnies par actions dans un pays où l'entreprise privée n'existe pas sous une forme qui lui permette d'entreprendre de grands ouvrages d'industrie. Mais, en général, si le pays renferme un nombre suffisant de personnes capables de donner l'éducation sous les auspices du gouvernement, ces mêmes personnes pourraient et voudraient donner une éducation également bonne sur la base du principe volontaire, s'il était entendu qu'elles seraient assurées d'une rémunération établie par une loi rendant l'éducation obligatoire, et garantissant l'assistance de l'État à ceux qui seraient incapables de la payer.

La seule manière d'exécuter la loi serait d'examiner publiquement tous les enfants dès le plus jeune âge. On pourrait fixer un âge où tout enfant serait examiné pour vérifier si il (ou elle) sait lire. Si un enfant s'en montrait incapable, le père, à moins qu'il n'eût des motifs d'excuses suffisants, pourrait être soumis à une amende modérée qu'il devrait gagner au besoin par son travail, et l'enfant pourrait être mis à l'école à ses frais.

Une fois chaque année on pourrait renouveler l'examen et en étendre graduellement le sujet, afin de rendre virtuellement obligatoire et d'entretenir la connaissance universelle d'un certain minimum de science générale. Outre ce minimum, il y aurait des examens volontaires sur toute espèce de sujets à la suite desquels tous ceux qui seraient parvenus à un certain progrès, auraient droit à un certificat. Pour empêcher l'État d'exercer par ces moyens une influence nuisible sur l'opinion, la science exigée (outre les parties purement élémentaires du savoir, comme les langues et leur usage) pour passer un examen même de l'ordre le plus élevé devrait consister exclusivement en faits et en sciences positives. Les examens sur la religion, la politique ou tout autre sujet de discussion, ne porteraient pas sur la vérité ou la fausseté des opinions, mais sur ce fait que telle ou telle opinion est professée d'après tels motifs, par tels auteurs ou telles écoles ou telles églises. D'après ce système, la génération naissante ne serait pas pire, par rapport à toutes les vérités discutées, qu'elle ne l'est à présent ; on ferait des hommes ce qu'ils sont maintenant, ou des partisans de la religion dominante ou des dissidents ; seulement l’État prendrait soin que dans l'un ou l'autre cas ils fussent instruits. Il n'y aurait pas d'obstacle à ce qu'on leur enseignât la religion, si les parents le voulaient, aux écoles où on leur enseigne tout le reste.

Tous les efforts de l’État pour influencer le jugement des citoyens sur des sujets discutés sont nuisibles ; mais l’État peut parfaitement offrir d'assurer et de certifier qu'une personne possède la science nécessaire pour rendre son opinion sur un sujet donné, digne d'attention. Il n'en vaudrait que mieux pour un étudiant en philosophie de pouvoir subir un examen et sur Locke et sur Kant, n'importe lequel il adopte, et quand même il n'adopterait ni l'un ni l'autre ; et il n'y pas raisonnablement d'objection à examiner un athée sur les preuves du christianisme, pourvu qu'il ne soit pas obligé d'en faire une profession de foi. Cependant les examens sur les branches les plus élevées de la science devraient, suivant moi, être tout à fait facultatifs. Ce serait accorder un pouvoir trop dangereux aux gouvernements que de leur permettre de fermer l'entrée de toutes les carrières, même de l'enseignement, sous prétexte qu'on ne possède pas à un degré suffisant les qualités requises ; et je pense avec Guillaume de Humboldt que les grades ou les autres certificats publics de connaissances scientifiques ou professionnelles devraient être accordés à tous ceux qui se présentent à l'examen et qui le passent avec succès, mais que de tels certificats ne devraient donner d'autre avantage sur des rivaux que la valeur qu'y attache l'opinion publique.

On voit là un cas où, par suite de notions de liberté mal comprise, des obligations morales ne sont point reconnues et des obligations légales ne sont point imposées, alors que les unes et les autres seraient extrêmement nécessaires ; mais ce cas n'est pas le seul.

Le fait lui-même de donner l'existence à un être humain est une des actions dans le cours d'une vie humaine qui entraînent le plus de responsabilité. Prendre cette responsabilité de donner une vie qui peut être une source de tourment ou de bonheur est un crime envers l'être auquel on la donne, à moins que cet être n'ait les chances ordinaires d'une existence désirable. Et dans un pays trop peuplé ou menaçant de le devenir, mettre au monde plus qu'un petit nombre d'enfants, ce qui a pour effet de réduire le prix du travail par la concurrence, est un crime sérieux envers tous ceux qui vivent de leur travail. Les lois qui, dans un grand nombre de pays du Continent, défendent le mariage, à moins que les parties ne prouvent qu'elles peuvent entretenir une famille, n'outrepassent pas les pouvoirs légitimes de l'État ; et que ces lois soient utiles ou non (une question qui dépend principalement des circonstances et des sentiments locaux), on ne peut leur reprocher d'être des violations de liberté. Par de telles lois, l'État intervient pour empêcher un acte funeste, un acte nuisible aux autres et qui devrait être l'objet de la réprobation et de la flétrissure sociale, même quand on ne juge pas convenable d'y ajouter les châtiments légaux. Néanmoins les idées généralement reçues de liberté, qui se prêtent si aisément à des violations réelles de la liberté de l'individu pour des choses qui ne concernent que lui, repousseraient toute tentative faite pour contraindre ses inclinations, lorsqu'en les satisfaisant il condamne un ou plusieurs êtres à une vie de misère et de dépravation qui réagira de plus d'une triste façon sur tout leur entourage. Quand on compare l'étrange respect de l'espèce humaine pour la liberté avec son étrange manque de respect pour cette même liberté, on pourrait se figurer qu'un homme a le droit indispensable de nuire aux autres et n'a pas le droit de faire ce qui lui plaît et qui ne nuit à personne.

J'ai réservé pour la fin toute une série de questions sur les limites de l'intervention du gouvernement, qui, bien qu'elles se rapprochent fort du sujet de cet essai, n'en font pas partie à strictement parler. Ce sont des cas dans lesquels les raisons contre cette intervention ne portent pas sur le principe de liberté ; la question n'est plus de savoir s'il faut contraindre les actions des individus, mais s'il faut les aider : on se demande si le gouvernement devrait faire ou aider à faire quelque chose pour leur bien, au lieu de leur laisser faire cette chose individuellement ou par voie d'association volontaire.

Les objections faites à l'intervention du gouvernement, quand cette intervention n'implique pas une violation de liberté, peuvent être de trois sortes.

On peut dire d'abord que la chose à faire sera probablement mieux faite par les individus que par le gouvernement. Généralement parlant, il n'y a pas de gens plus capables de conduire une affaire ou de décider comment et par qui elle sera conduite que ceux qui y ont un intérêt personnel. Ce principe condamne l'intervention si commune autrefois de la législation ou des fonctionnaires du gouvernement dans les opérations ordinaires de l'industrie. Mais cette partie du sujet a été suffisamment développée dans des ouvrages d'économie politique et n'a point de rapports particuliers avec les principes de cet Essai.

La seconde objection tient de plus près à notre sujet. Dans un grand nombre de cas, quoique la moyenne des individus ne puisse pas faire aussi bien une chose donnée que les fonctionnaires du gouvernement, il est désirable néanmoins que cette chose soit accomplie par les individus plutôt que par le gouvernement. C'est un moyen de faire leur éducation intellectuelle, de fortifier leurs facultés actives, d'exercer leur jugement et de leur donner une connaissance familière des sujets avec lesquels on les laisse ainsi se débattre. C'est là la principale, mais non l'unique recommandation du jury (pour les cas non politiques), des institutions municipales et locales libres et populaires, de la direction des institutions industrielles et philanthropiques par des associations volontaires. Ce ne sont pas là des questions de liberté et elles ne tiennent que de loin à ce sujet, mais ce sont des questions de développement. Il ne nous appartient pas ici d'insister sur l'utilité de toutes ces choses comme partie de l'éducation nationale ; mais elles forment en fait l'éducation particulière d'un citoyen, la partie pratique de l'éducation politique d'un peuple libre. Elles tirent l'homme du cercle étroit où l'enferme son égoïsme pour lui et pour les siens ; elles l'accoutument à comprendre des intérêts collectifs, à traiter des affaires collectives, elles l'habituent à agir par des motifs publics ou semi-publics et à prendre pour mobile de sa conduite des vues qui le rapprochent des autres au lieu de l'en isoler. Sans ces mœurs et ces facultés, on ne peut ni faire ni garder une constitution libre, ainsi que le prouve trop souvent la nature transitoire de la liberté politique dans les pays où elle ne repose pas sur une base suffisante de libertés locales. La direction des affaires purement locales par les localités, et la direction des grandes entreprises industrielles par la réunion de ceux qui en fournissent volontairement les fonds, se recommandent en outre par tous les avantages que nous avons indiqués comme appartenant à l'individualité de développement et à la diversité de façons d'agir. Les opérations du gouvernement tendent à être partout les mêmes. Au contraire, grâce aux associations individuelles et volontaires, il se fait une immense et constante variété d'expériences. L'État, lui, peut être utile comme dépositaire central et distributeur actif de l'expérience résultant de nombreux essais. Sa besogne est de faire que tout expérimentateur profite des essais d'autrui, au lieu de ne tolérer que ses propres essais.

La dernière et la plus puissante raison pour restreindre l'intervention du gouvernement est le mal extrême qu'il y a à augmenter sa puissance sans nécessité. Toute fonction ajoutée à celles qu'exerce déjà le gouvernement répand davantage son influence sur les craintes et les espérances, et transforme de plus en plus la portion active et ambitieuse du public en portion dépendante du gouvernement, ou de quelque parti qui vise à devenir le gouvernement. Si les routes, les chemins de fer, les banques, les compagnies d'assurances, les grandes compagnies par actions, les universités et les établissements de bienfaisance étaient autant de branches du gouvernement ; si de plus les corporations municipales et les conseils locaux, avec toutes leurs attributions, devenaient autant de départements de l'administration centrale ; si les employés de toutes ces entreprises diverses étaient nommés et payés par le gouvernement et n'attendaient que de lui leur avancement, toute la liberté de la presse et d'une constitution populaire de la législature, n'empêcherait pas l'Angleterre ou tout autre pays de n'être libre que de nom. Et plus le mécanisme administratif serait construit d'une façon efficace et savante, plus les arrangements pour se procurer les mains et les têtes les plus capables de le faire marcher seraient ingénieux... plus le mal serait grand.

En Angleterre, on a proposé dernièrement de choisir tous les membres du service civil du gouvernement d'après un concours, afin d'obtenir pour ces emplois les personnes les plus intelligentes et les plus instruites qu'on puisse se procurer ; et on a beaucoup dit et beaucoup écrit pour et contre cette proposition. Un des arguments sur lesquels ses adversaires ont le plus appuyé, c'est que la position d'employé à vie de l'État n'offre pas une perspective suffisante d'émoluments et d'importance pour attirer les talents les plus élevés, qui trouveront toujours à mieux faire leur chemin, soit dans les professions libérales, soit au service des compagnies ou des autres corps publics. On n'aurait pas été surpris que cet argument vînt des partisans de la proposition comme une réponse à sa difficulté principale. Il est assez étrange qu'elle vienne des adversaires. Ce qu'on avance comme une objection est la soupape de sûreté du système en question. Vraiment, si le gouvernement pouvait attirer à son service tous les talents élevés du pays, une proposition tendant à amener ce résultat serait bien faite pour inspirer de l'inquiétude. Si toute cette besogne d'une société qui exige une organisation concertée, des vues larges et compréhensives, était entre les mains de l'État, et si tous les emplois du gouvernement étaient occupés par les hommes les plus capables, toute la culture d'esprit, toute l'intelligence exercée du pays (excepté la portion purement spéculative), serait concentrée en une bureaucratie nombreuse : de cette bureaucratie le reste de la communauté attendrait tout, la direction et l'impulsion pour les masses, l'avancement personnel pour les hommes intelligents et ambitieux. Être admis dans les rangs de cette bureaucratie, et une fois admis s'y élever, seraient les seuls objets d'ambition.

Sous ce régime, non-seulement le public extérieur n'est pas capable de critiquer ou de modérer le mode d'action de la bureaucratie, mais même si les accidents des institutions despotiques ou la marche naturelle des institutions populaires donnent au pays un chef ou des chefs portés aux réformes, il ne pourra s'en effectuer aucune qui soit contraire aux intérêts de la bureaucratie. Telle est la triste condition de l'empire russe, ainsi que le prouvent les récits de ceux qui ont pu l'observer. Le czar lui-même est sans pouvoir contre le corps bureaucratique ; il peut envoyer chacun de ses membres en Sibérie, mais il ne peut gouverner sans eux ni contre leur volonté. Ils peuvent mettre un veto tacite sur tous ses décrets, simplement en s'abstenant de les exécuter.

Dans des pays d'une civilisation plus avancée et d'un esprit plus insurrectionnel, le public accoutumé à attendre que l'État fasse tout pour lui ou du moins à ne rien faire de lui-même sans que l'État lui en ait non-seulement accordé la permission mais indiqué les procédés, le public, disons-nous, tient naturellement l'État pour responsable de tout ce qui lui arrive de fâcheux, et si sa patience se lasse un jour, il se soulève contre le gouvernement et fait ce qu'on appelle une révolution : sur quoi quelqu'un avec ou sans l'aveu de la nation s'empare du trône, donne ses ordres à la bureaucratie et tout marche à peu près comme devant, la bureaucratie n'étant pas changée et personne n'étant capable de prendre sa place.

Tout autre est le spectacle chez un peuple accoutumé à faire lui-même ses propres affaires. En France, une grande partie de la nation ayant servi dans l'armée où beaucoup d'hommes ont eu au moins le grade de sous-officiers, il se trouve dans toutes les insurrections populaires plusieurs personnes capables de prendre le commandement et d'improviser quelque plan d'action passable. Les Américains sont pour les affaires civiles comme les Français pour les affaires militaires. Retirez-leur leur gouvernement, et toute congrégation d'Américains pourra en organiser un sur le champ, et conduire telle ou telle affaire publique avec un degré suffisant d'intelligence, d'ordre et de décision. C'est ainsi que devrait être tout peuple libre, et un peuple capable de cela est assuré d'être libre ; il ne se laissera jamais asservir par aucun homme ou par aucun corps, parce que ceux-ci sont capables de tenir ou de manier les rênes de l'administration centrale. Aucune bureaucratie ne peut espérer de contraindre un tel peuple à faire ou à subir ce qui ne lui plaît pas. Mais là où la bureaucratie fait tout, rien de ce à quoi elle est réellement hostile ne peut être fait. La constitution de semblables pays est une organisation de l'expérience et de l'habileté pratique de la nation en un corps discipliné, destiné à gouverner le reste ; et plus cette organisation est parfaite en elle-même, mieux elle réussit à attirer à elle et à former pour elle tous les talents de la communauté, plus l'asservissement de tous, y compris les membres de la bureaucratie, est complet. Car les gouvernants sont aussi bien les esclaves de leur organisation et de leur discipline que les gouvernés sont les esclaves des gouvernants. Un mandarin chinois est aussi bien l'instrument et l'esclave du despotisme que le plus humble cultivateur. Un jésuite est dans toute la force du terme l'esclave de son ordre, quoique l'ordre lui-même existe par le pouvoir collectif et l'importance de ses membres.

Il ne faut pas oublier non plus que l'absorption de tous les talents élevés du pays par le corps gouvernant est fatale tôt ou tard à l'activité et au progrès intellectuel de ce corps lui-même. Lié comme il l'est en toutes ses parties, suivant comme il le fait un système qui, ainsi que tous les systèmes, procède presque toujours d'après des règles fixes, le corps officiel est constamment tenté de s'endormir dans une indolente routine ; ou bien s'il sort quelquefois de cet éternel cercle, il se passionnera pour quelque idée à peine ébauchée qui aura plu à un des membres importants du corps ; et pour que ces tendances qui se touchent de près (bien qu'elles semblent opposées) puissent être tenues en échec, pour que tous les talents que renferme le corps se maintiennent à une certaine hauteur, il faut que ce corps soit exposé à une critique extérieure, vigilante et habile. C'est pourquoi il est indispensable que des talents puissent se former en dehors de l'État, avec les occasions et l'expérience nécessaires pour juger sainement les grandes affaires pratiques. Si nous voulons posséder à perpétuité un corps de fonctionnaires habiles, capable de bons services, et par-dessus tout un corps susceptible de créer le progrès et disposé à l'adopter, si nous ne voulons pas que notre bureaucratie dégénère en pédantocratie, il ne faut pas que ce corps absorbe toutes les occupations qui forment et cultivent les facultés nécessaires pour le gouvernement de l'humanité.

Dire où commencent ces maux si redoutables pour la liberté et le progrès humain, ou plutôt dire où ils commencent à l'emporter sur le bien qu'on peut attendre des forces libres de la société sous leurs chefs reconnus — assurer les avantages d'une centralisation politique et intellectuelle autant qu'on le peut, sans détourner dans les voies officielles une trop grande portion de l'activité générale — c'est une des questions les plus difficiles et les plus compliquées dans l'art du gouvernement. C'est au plus haut degré une question de détails, où l'on ne peut poser de règles absolues, où il faut tenir compte des considérations les plus nombreuses et les plus diverses. Mais je crois qu'au point de vue pratique le principe de salut, l'idéal à ne pas perdre de vue, le critérium d'après lequel on doit juger tous les arrangements proposés pour vaincre la difficulté, peut s'exprimer ainsi : la plus grande dissémination de pouvoir, compatible avec l'action utile du pouvoir ; la plus grande centralisation possible d'information, aussi répandue que possible du centre à la circonférence.

Ainsi il devrait y avoir dans l'administration municipale, comme dans les États de la Nouvelle-Angleterre, un partage très-soigneux entre des fonctionnaires différents choisis par les localités, de toutes les affaires qu'il ne vaut pas mieux laisser aux mains des personnes intéressées ; mais outre cela il devrait y avoir dans chaque département des affaires locales une surintendance centrale, formant une branche du gouvernement général. L'organe de cette surintendance concentrerait comme dans un foyer toute la variété d'information et d'expérience tirée et de la direction de cette branche des affaires publiques dans toutes les localités, et de ce qui se passe d'analogue dans les pays étrangers, et des principes généraux de la science politique. Cet organe central aurait le droit de savoir tout ce qui se fait, et son devoir spécial serait de rendre l'expérience acquise dans un endroit, utile ailleurs.

Cet organe étant au-dessus des vues étroites et des préjugés mesquins d'une localité, par sa position élevée et par l'étendue de la sphère de ses observations, son avis aurait naturellement beaucoup d'autorité ; mais son pouvoir capital devrait, selon moi, se borner à contraindre les fonctionnaires locaux à suivre les lois établies pour leur gouverne. Pour tout ce qui n'est pas prévu par des règles générales, ces fonctionnaires devraient être livrés à leur propre jugement sous peine de responsabilité envers leurs commettants. Pour la violation des règles ils seraient responsables envers la loi, et les règles elles-mêmes seraient établies par la législature : l'autorité centrale administrative ne ferait que veiller à leur exécution : et si l'exécution n'était pas ce qu'elle doit être, l'autorité en appellerait suivant la nature du cas, ou au tribunal pour imposer la loi, ou aux corps de commettants pour casser les fonctionnaires qui n'auraient pas exécuté cette loi suivant son esprit. Telle est, dans son ensemble, la surveillance centrale que le bureau de la loi des pauvres est destiné a exercer sur les administrateurs de la taxe des pauvres dans tout le pays.

Quelque usurpation de pouvoir qu'ait commise ce bureau, cela était juste et nécessaire dans ce cas particulier, pour déraciner des abus invétérés dans des matières qui intéressent profondément non-seulement les localités mais toute la communauté. En effet, nulle localité n'a moralement le droit de se transformer par sa mauvaise gestion en une pépinière de misères, qui se répandent nécessairement dans les autres localités et détériorent la condition morale et physique de toute la communauté ouvrière. Les pouvoirs de coaction administrative et de législation subordonnée que possède le bureau de la loi des pauvres (mais qu'il n'exerce que très-faiblement à cause de l'état de l'opinion sur ce sujet), quoique parfaitement justes dans un cas d'intérêt national de premier ordre, seraient totalement déplacés s'il s'agissait de la surveillance d'intérêts purement locaux. Mais un organe central d'information et d'instruction pour toutes les localités serait également précieux dans tous les départements de l'administration.

Un gouvernement ne peut avoir trop de cette sorte d'activité qui n'arrête pas, mais qui aide et qui stimule les exertions et le développement individuel. Où commence le mal, c'est lorsqu'au lieu d'éveiller l'activité et les forces des individus et des êtres collectifs, le gouvernement substitue sa propre activité à la leur ; lorsqu'au lieu de les instruire, de les conseiller, et a l'occasion de les dénoncer aux tribunaux, il les soumet, les enchaîne au travail ou leur commande de s'effacer et fait leur besogne à leur place. La valeur d'un État à la longue, c'est la valeur des individus qui le composent ; et un État qui préfère à l'expansion et à l'élévation intellectuelle des individus un semblant d'habileté administrative dans le détail des affaires ; un État qui rapetisse les hommes, afin qu'ils puissent être entre ses mains les instruments dociles de ses projets (même bienfaisants), s'apercevra qu'on ne peut faire de grandes choses avec de petits hommes, et que la perfection de mécanisme à laquelle il a tout sacrifié finira par ne lui servir de rien, faute du pouvoir vital qu'il lui a plu de proscrire pour faciliter le jeu de la machine.

FIN.

2011-08-14

John Stuart Mill - De la liberté 4/5




CHAPITRE IV

Des limites au pouvoir de la société sur l'individu.

Où sont donc les justes bornes de la souveraineté de l'individu sur lui-même ? Où commence le pouvoir de la société ? Combien de la vie humaine doit-il être attribué à l'individualité et combien à la société ? Chacune d'elles recevra la part qui lui revient, si chacune a celle qui l'intéresse le plus particulièrement. L'individualité doit gouverner cette partie de la vie qui intéresse principalement l'individu, et la société cette autre partie qui intéresse principalement la société.

Quoique la société n'ait pas un contrat pour base, et quoiqu'il ne serve de rien d'inventer un contrat pour en déduire des obligations sociales, néanmoins tous ceux qui reçoivent la protection de la société lui doivent un retour pour ce bienfait. Le fait seul de vivre en société impose à chacun une certaine ligne de conduite envers autrui. Cette conduite consiste : 1° à ne pas nuire aux intérêts d'autrui, ou plutôt à certains de ces intérêts qui, soit par une disposition légale, expresse, soit par un accord tacite doivent être regardés comme des droits ; 2° à prendre chacun sa part (qui doit être fixée d'après quelque principe équitable) des travaux et des sacrifices nécessaires pour défendre la société ou ses membres contre tout dommage ou toute vexation. La société a le droit absolu d'imposer ces obligations à ceux qui voudraient s'en exempter. Et ce n'est pas encore là tout ce que la société peut faire. Les actes d'un individu peuvent être nuisibles aux autres, ou ne pas prendre en considération suffisante leur bien-être, sans aller jusqu'à violer aucun de leurs droits constitués. Le coupable peut alors en toute justice être puni par l'opinion, quoiqu'il ne le soit pas par la loi. Dès que la conduite d'une personne est préjudiciable aux intérêts d'autrui, la société a le droit de la juger, et la question de savoir si cette intervention favorisera ou non le bien-être général devient un sujet de discussion. Mais il n'y a pas lieu de débattre cette question, lorsque la conduite d'une personne ne touche que ses propres intérêts, ou ne touche les intérêts des autres que parce que les autres le veulent bien (toutes les personnes intéressées étant d'un âge mûr et douées d'une intelligence ordinaire). En pareil cas, on devrait avoir liberté complète, légale et sociale, de faire toutes choses, à tous risques.

On entendrait mal ces idées, si l'on y voyait une doctrine d'indifférence égoïste, prétendant que les êtres humains n'ont rien à voir mutuellement dans leur conduite, et qu'ils ne doivent s'inquiéter du bien-être et des actions d'autrui, que lorsque leur propre intérêt est en jeu. Au lieu d'une diminution, ce qu'il faut c'est un grand accroissement des efforts désintéressés pour favoriser le bien d'autrui. Mais la bienveillance désintéressée peut trouver un autre moyen de persuasion que le fouet, figuré ou réel. Je ne veux nullement déprécier les vertus personnelles ; seulement elles ne viennent qu'après les vertus sociales. C'est l'affaire de l'éducation de les cultiver toutes également. Mais l'éducation elle-même procède par la conviction et la persuasion, aussi bien que par la contrainte : et c'est seulement par les deux premiers moyens qu'une fois l'éducation finie on devrait inculquer les vertus individuelles. Les hommes doivent s'aider les uns les autres à distinguer le mieux du pire, et s'encourager à préférer le premier et à éviter le second. Ils devraient se stimuler perpétuellement à un exercice croissant de leurs plus nobles facultés, à une direction croissante de leurs sentiments et leurs vues vers des objets, non plus stupides mais sages, non plus abjects mais élevés. Mais une personne, ou un certain nombre de personnes, n'a pas le droit de dire à un homme d'un âge mûr qu'il n'arrangera pas sa vie dans son intérêt, comme il lui convient. C'est lui-même que son bien-être touche le plus ; l'intérêt que peut y prendre un étranger n'est rien (à moins d'un vif attachement personnel) à côté de l'intérêt qu'il y prend lui-même ; la manière dont il intéresse la société (excepté quant à sa conduite envers les autres) est partielle et indirecte ; tandis que pour tout ce qui est de ses sentiments et de sa position, l'homme ou la femme la plus ordinaire sait infiniment mieux à quoi s'en tenir que n'importe qui.

L'intervention de la société pour diriger le jugement et les desseins d'un homme dans ce qui ne regarde que lui, se fonde toujours sur des présomptions générales : or ces présomptions peuvent être complétement fausses, fussent-elles justes, elles seront peut-être appliquées à tort dans des cas individuels par des personnes qui ne connaissent que la surface des faits. C'est pourquoi ce département des affaires humaines appartient en propre à l'individualité. Pour ce qui est de la conduite des hommes les uns envers les autres, l'observance des règles générales est nécessaire, afin que chacun sache ce qu'il doit attendre; mais quant aux intérêts particuliers de chaque personne, la spontanéité individuelle a le droit de s'exercer librement. La société peut offrir et même imposer à l'individu des considérations pour aider son jugement, des exhortations pour fortifier sa volonté, mais il en est le juge suprême. Il peut se tromper, malgré les conseils et les avertissements ; mais c'est un moindre mal que de laisser les autres le contraindre au sujet de ce qu'ils estiment son bien.

Je ne veux pas dire que les sentiments de la société envers une personne ne doivent pas être affectés par ses qualités ou ses défauts individuels ; cela n'est ni possible ni désirable. Si une personne possède à un degré éminent les qualités qui peuvent tourner à son profit, à son élévation, elle est par cela même digne d'admiration ; elle touche d'autant plus à l'idéal humain de perfection. Si au contraire ces qualités lui manquent grossièrement, on aura pour elle le sentiment opposé à l'admiration. Il y a un degré de sottise et un degré de ce qu'on peut appeler (quoique ce point soit sujet à objection) bassesse ou dépravation du goût, qui, s'il ne nuit pas positivement à celui qui le manifeste, le rend nécessairement et naturellement un objet de répulsion et même, dans certains cas, de mépris. Il serait impossible à quiconque possède les qualités opposées dans toute leur force, de ne pas éprouver ces sentiments. Sans nuire à personne, un homme peut agir de telle façon que nous soyons obligés de le tenir ou pour un sot, ou pour un être d'un ordre inférieur ; et comme cette manière de le juger ne lui plairait pas, c'est lui rendre service que de l'en avertir d'avance, aussi bien que de toute conséquence désagréable à laquelle il s'expose. Il serait très-heureux en vérité que la politesse actuelle permît de rendre plus souvent ce service, et qu'une personne pût dire franchement à son voisin qu'il est en faute, sans être regardée comme malhonnête ou présomptueuse. Nous avons le droit aussi d'agir de bien des façons d'après notre opinion défavorable sur quelqu'un, sans la moindre lésion de son individualité, mais simplement dans l'exercice de la nôtre. Nous ne sommes pas obligés, par exemple, de rechercher sa société ; nous avons le droit de l'éviter (mais non d'une façon trop marquée) ; car nous avons le droit de choisir la société qui nous convient le plus. Nous avons le droit, et ce peut être notre devoir, de mettre les autres en garde contre cet individu, si nous croyons son exemple ou sa conversation nuisible à ceux qu'il fréquente. Nous pouvons donner la préférence à d'autres pour de bons offices facultatifs, excepté s'ils pouvaient tendre à son amélioration. De ces diverses façons une personne peut recevoir d'autrui des punitions très-sévères pour des fautes qui ne touchent directement qu'elle-même mais elle ne subit ces punitions qu'en tant qu'elles sont les conséquences naturelles et pour ainsi dire spontanées des fautes mêmes ; on ne les lui inflige pas exprès, pour l'amour de punir. Une personne qui montre de la précipitation, de l'obstination, de la suffisance, qui ne peut vivre avec une fortune ordinaire, qui ne peut s'interdire des satisfactions nuisibles, qui court au plaisir animal, y sacrifiant le sentiment et l'intelligence, doit s'attendre à être ravalée dans l'opinion des autres, et à posséder une moindre part de leur bienveillance. Mais de cela elle n'a pas le droit de se plaindre, à moins qu'elle n'ait mérité leur faveur par l'excellence particulière de ses relations sociales, et qu'elle ne se soit créé ainsi un titre à leurs bons offices, que n'affectent pas ses démérites envers elle-même.

Ce que je soutiens, c'est que les inconvénients strictement liés au jugement défavorable d'autrui sont les seuls auxquels doive être soumise une personne pour cette portion de sa conduite et de son caractère qui touche son propre bien, mais qui ne touche pas les intérêts des autres dans leurs relations avec elle. On doit traiter tout différemment les actes nuisibles aux autres. Si vous empiétez sur leurs droits, si vous leur faites subir une perte ou un dommage que ne justifient pas vos propres droits ; si vous usez de fausseté ou de duplicité à leur égard ; si vous vous servez contre eux d'avantages déloyaux ou simplement peu généreux, et même si vous vous abstenez par égoïsme de les préserver de quelque tort... vous méritez à juste titre la réprobation morale et dans des cas graves les animadversions et les punitions morales. Et non-seulement ces actes, mais les dispositions qui y conduisent sont, à proprement parier, immorales et dignes d'une désapprobation qui peut tourner en horreur. La cruauté naturelle, la malice et la méchanceté, l'envie, de toutes les passions la plus odieuse et la plus antisociale, la dissimulation, le manque de sincérité, l'irascibilité et les ressentiments sans motifs suffisants, la passion de dominer sur autrui, le désir d'accaparer plus que sa part d'avantages, (le πλεονεξία des Grecs), l'orgueil qui tire une satisfaction de l'abaissement des autres, l'égoïsme qui se met soi et ses intérêts au-dessus de toutes choses au monde, et qui décide en sa faveur toute question douteuse ; voilà autant de vices moraux qui constituent un caractère moral mauvais et odieux ; ils ne ressemblent pas en cela aux fautes personnelles mentionnées ci-dessus, qui ne sont pas à proprement parler des immoralités, et ne constituent pas la méchanceté, quelqu'en soit l'excès. Ces fautes peuvent prouver de la sottise ou un défaut de dignité personnelle et de respect de soi-même, mais elles ne sont sujettes à la réprobation morale que lorsqu'elles entraînent un oubli de nos devoirs envers les autres, pour le bien desquels l'individu est obligé de prendre soin de lui-même. Ce qu'on appelle des devoirs envers nous-mêmes, ne constitue pas une obligation sociale, à moins que les circonstances n'en fassent des devoirs envers autrui. Le mot devoir envers soi-même, quand il signifie quelque chose de plus que prudence, signifie respect de soi-même ou développement de soi-même ; et personne ne doit là-dessus de compte à ses semblables, parce qu'ils n'y sont pas intéressés.

La distinction entre le discrédit auquel une personne est justement exposée, faute de prudence ou de dignité personnelle, et la réprobation qui lui est due pour une atteinte aux droits des autres, n'est pas une distinction purement nominale. Il y a une grande différence et dans nos sentiments et dans notre conduite à l'égard de cette personne, selon qu'elle nous déplaît dans les choses où nous pensons avoir le droit de la contrôler ; ou dans les choses où nous savons ne pas l'avoir. Si elle nous déplaît, nous pouvons exprimer notre antipathie et nous tenir à distance d'un être aussi bien que d'une chose qui nous déplaît ; mais nous ne nous sentirons pas appelés pour cela à lui rendre la vie inconfortable. Nous réfléchirons qu'elle porte déjà ou qu'elle portera la peine de son erreur. Si elle gâte sa vie par un défaut de conduite, nous ne désirerons pas pour cela la gâter encore plus : loin d'appeler sur elle une pénitence, nous essaierons plutôt d'alléger l'expiation qui a commencé pour elle, en lui montrant le moyen d'éviter ou de guérir les maux que sa conduite va lui causer. Cette personne peut être pour nous un objet de pitié, et même d'aversion, mais non d'irritation ou de ressentiments : nous ne la traiterons pas comme un ennemi de la société ; le plus que nous nous croirons permis envers elle, sera de l'abandonner à elle-même ; si tant est que nous n'intervenions pas d'une manière bienveillante, en lui montrant de l'intérêt, de la sollicitude. Il en est tout autrement si cette personne a enfreint les règles établies pour la protection de ses semblables, individuellement ou collectivement. Alors les conséquences funestes de ses actions retombent, non sur elle mais sur les autres, et la société comme protectrice de tous ses membres doit se venger sur l'individu coupable, doit lui infliger un châtiment et un châtiment suffisamment sévère avec l'intention expresse de punir. Dans un cas la personne est un coupable comparaissant devant notre tribunal, et nous sommes appelés non-seulement à la juger mais encore à exécuter d'une façon ou d'une autre notre propre sentence. Dans l'autre cas nous n'avons pas à nous occuper de la punir autrement qu'il n'en sera peut-être, si nous usons pour régler nos propres affaires de la même liberté que nous lui accordons pour les siennes.

Beaucoup de personnes refuseront d'admettre la distinction établie ici, entre la portion de la conduite d'un homme qui ne touche que lui et la portion qui touche les autres. On nous dira peut-être : comment une partie de la conduite d'un membre de la société peut-elle être indifférente aux autres membres ? Personne n'est complètement isolé : il est impossible à un homme de faire quelque chose de sérieusement ou de constamment nuisible pour lui, sans que le mal n'atteigne au moins ses proches et souvent bien d'autres. S'il compromet sa fortune, il nuit à ceux qui directement ou indirectement en tiraient leurs moyens d'existence, et d'ordinaire il diminue plus ou moins les ressources générales de la communauté ; s'il détériore ses facultés physiques ou morales, il ne fait pas seulement tort à tous ceux dont le bonheur dépendait de lui, mais il se rend incapable d'accomplir ses devoirs envers ses semblables généralement parlant, il devient peut-être un fardeau pour leur affection ou leur bienveillance, et si une telle conduite était très-fréquente, peu de fautes diminueraient plus la masse générale de bien. Enfin, peut-on nous dire, si une personne ne fait pas un tort direct aux autres par ses vices ou ses folies, elle est néanmoins nuisible par son exemple et elle devrait être obligée à se contraindre pour le bien de ceux que la vue ou la connaissance de sa conduite pourraient corrompre ou égarer.

Et même, ajoutera-t-on, si les conséquences de l'inconduite devaient s'arrêter aux individus vicieux ou irréfléchis, la société pourrait-elle abandonner à leur propre direction ceux qui sont évidemment incapables de se conduire ? Si la société, de l'aveu général, doit protection aux enfants et aux mineurs, n'en doit-elle pas autant aux personnes d'un âge mûr qui sont également impuissantes pour se gouverner elles-mêmes. Si le jeu ou l'ivrognerie, ou l'incontinence, ou l'oisiveté, ou la saleté, sont d'aussi grands obstacles au bonheur et au progrès que la plupart des actions défendues par la loi, pourquoi la loi n'essaierait-elle pas, autant que la chose est possible, de réprimer aussi ces abus ? Et pour suppléer aux imperfections inévitables de la loi, l'opinion ne devrait-elle pas au moins organiser une police puissante contre ces vices, et diriger contre ceux qui les professent toutes les rigueurs des pénalités sociales ? Il n'est pas question ici, nous dit-on, de contraindre l'individualité ni d'empêcher l'essai de quelque manière de vivre neuve et originale. Les seules choses qu'on cherche à empêcher sont des choses qui ont été essayées et condamnées depuis le commencement du monde jusqu'à nos jours, des choses qui, l'expérience l'a démontré, ne sont utiles ni convenables à l'individualité de personne. Il faut une certaine longueur de temps et une certaine somme d'expérience, pour qu'une vérité de morale ou de prudence puisse être regardée comme établie, et tout ce qu'on désire c'est d'empêcher les générations, l'une après l'autre, de tomber dans l'abîme qui a été fatal à leurs devanciers.

J'admets pleinement que le tort qu'une personne se fait peut affecter sérieusement ses proches dans leurs sentiments et dans leurs intérêts, et à un moindre degré la société en général. Quand, par une telle conduite, un homme est amené à violer une obligation distincte et constatée envers un ou plusieurs autres hommes, le cas cesse d'être personnel et devient sujet à la désapprobation morale, dans le vrai sens du mot. Par exemple, si un homme, par son intempérance ou son extravagance devient incapable de payer ses dettes, ou bien si, s'étant chargé de la responsabilité d'une famille, il devient incapable par les mêmes causes de la soutenir et de l'élever, il est justement réprouvé et peut être justement puni ; mais ce n'est pas pour son extravagance, c'est pour le manque à son devoir envers sa famille ou ses créanciers. Si les ressources qui devaient leur être consacrées avaient été détournées pour être employées au placement le plus prudent, la culpabilité morale aurait été la même. George Barnwell tua son oncle afin d'avoir de l'argent pour sa maîtresse, mais l'eût-il fait pour s'établir dans les affaires il aurait été également pendu.

De même si un homme, ce qui arrive souvent, chagrine sa famille en s'adonnant à de mauvaises habitudes, on peut lui reprocher à juste titre sa méchanceté ou son ingratitude ; mais on pourrait le faire également s'il s'adonnait à des habitudes, non point vicieuses en elles-mêmes, mais pénibles pour ceux avec qui il passe sa vie ou dont le bonheur dépend de lui. Quiconque manque de la considération généralement due aux intérêts et aux sentiments d'autrui, sans être contraint par quelque devoir plus impérieux, ou justifiable par quelqu'inclination permise, mérite la désapprobation morale pour ce manquement, mais non pour la cause du manquement, non pour les erreurs purement personnelles qui peuvent l'y avoir originairement conduit. De même, si une personne par une conduite purement égoïste, se rend incapable d'accomplir quelque obligation envers le public, elle est coupable d'une offense sociale. Personne ne devrait être puni uniquement pour être ivre, mais un soldat ou un homme de police doivent être punis s'ils sont ivres étant de garde. En somme, partout où il y a pour un individu ou pour le public un tort défini ou le danger défini d'un tort, le cas n'appartient plus au domaine de la liberté, et passe à celui de la moralité ou de la loi.

Mais quant au tort simplement éventuel ou constructif, pour ainsi dire, qu'une personne peut causer à la société sans violer aucun devoir précis envers le public et sans blesser visiblement aucun autre individu qu'elle-même, la société peut et doit supporter cet inconvénient, pour l'amour du bien supérieur de la liberté humaine.

Si des adultes doivent être punis parce qu'ils ne veillent pas comme il faut sur eux-mêmes, je voudrais qu'on le fît pour l'amour d'eux, et non pas sous prétexte qu'ils vont se rendre incapables d'accomplir certains devoirs envers la société, quand la société ne prétend pas avoir le droit de leur imposer ces devoirs. Mais je ne puis admettre que la société n'ait pas d'autre moyen d'élever ses membres les plus faibles au niveau ordinaire de la conduite rationnelle, que d'attendre qu'ils aient agi d'une façon déraisonnable, et alors de les en punir, légalement ou moralement. La société a eu tout pouvoir sur eux pendant la première portion de leur existence, elle a eu toute la période de l'enfance et de la minorité pour tâcher de les rendre capables de se conduire raisonnablement pendant la vie. La génération présente est maîtresse et de l'éducation et de toute la destinée de la génération à venir : à la vérité, elle ne peut la rendre parfaitement sage et bonne, parce que ces deux qualités, sagesse et bonté, lui manquent à elle-même d'une façon lamentable ; et ses plus grands efforts ne sont pas les plus heureux dans beaucoup de cas individuels ; mais la génération présente est parfaitement capable de rendre, en somme, la génération future aussi bonne et un peu meilleure qu'elle-même.

Si la société laisse un grand nombre de ses membres grandir dans un état d'enfance prolongée, incapables d'être influencés par des considérations rationnelles à motifs lointains, c'est la société qui est à blâmer pour les conséquences. Armée non-seulement de tous les pouvoirs de l'éducation, mais encore de l'ascendant qu'exerce toute opinion reçue sur les esprits qui sont le moins capables de juger par eux-mêmes, aidée par les pénalités naturelles que ne peut éviter quiconque s'expose au dégoût ou au mépris de ceux qui le connaissent, que la société n'aille pas réclamer en outre le pouvoir de faire et d'imposer des lois relatives aux intérêts personnels des individus. D'après toutes les règles de la justice et de la politique, l'appréciation de ces intérêts devrait appartenir à ceux qui doivent en supporter les conséquences. Il n'y a rien qui tende plus à discréditer et à rendre inutiles les bons moyens d'influencer la conduite humaine que d'avoir recours aux pires. S'il y a en ceux qu'on essaye de contraindre à la prudence ou à la tempérance l'étoffe d'un caractère vigoureux et indépendant, ils se révolteront infailliblement contre le joug. Aucun homme ainsi fait ne pensera que les autres ont le droit de le contrôler dans ses intérêts, comme ils ont le droit de l'empêcher de nuire à leurs intérêts ; et on en vient aisément à regarder comme un signe de force et de courage de tenir tête à une autorité aussi usurpée, et d'accomplir avec ostentation exactement le contraire de ce qu'elle prescrit. C'est ainsi que l'on vit, au temps de Charles II, la grossièreté de mœurs succéder comme une mode à l'intolérance morale née du fanatisme puritain. Quant à ce qu'on dit de la nécessité de protéger la société contre le mauvais exemple donné par les hommes vicieux ou légers, il est vrai que le mauvais exemple, surtout l'exemple de nuire aux autres impunément, peut avoir un effet pernicieux. Mais nous parlons maintenant de la conduite qui, tandis qu'elle ne nuit pas aux autres, est supposée nuire beaucoup à l'agent lui-même ; et je ne vois pas comment, dans ce cas, on ne trouve pas l'exemple plus salutaire que nuisible, car s'il met l'inconduite au grand jour, il fait voir aussi les conséquences pénibles et dégradantes qui finissent en général, moyennant une censure justement appliquée, par en être l'expiation.

Mais l'argument le plus fort contre l'intervention du public dans la conduite personnelle, c'est que quand il intervient, il intervient à tort et à travers. Sur des questions de moralité sociale ou de devoir envers les autres, l'opinion du public (c'est-à-dire d'une majorité dominante), quoique souvent fausse, a quelque chance d'être encore plus souvent juste, parce que le public n'est appelé à juger là que de ses propres intérêts et de la façon dont ils seraient affectés par certaine manière de se conduire, si on la permettait. Mais l'opinion d'une telle majorité imposée comme loi à la minorité sur des questions personnelles a tout autant de chance d'être fausse que juste. De fait, en pareil cas, ces mots opinion publique signifient au plus l'opinion de quelques gens sur ce qui est bon ou mauvais pour d'autres gens, et très-souvent ces mots ne signifient pas même cela, le public passant avec la plus parfaite indifférence par-dessus le plaisir ou la convenance de ceux dont il censure la conduite, et ne regardant que sa propre inclination. Il y a beaucoup de gens qui considèrent comme une offense toute conduite qu'ils ont en dégoût, et qui la regardent comme un outrage à leurs sentiments : comme ce bigot qui, accusé de traiter avec trop d'indifférence les sentiments religieux des autres, répondait que c'était eux qui traitaient ses sentiments avec indifférence en persistant dans leur abominable croyance. Mais il n'y a aucune parité entre le sentiment d'une personne pour sa propre opinion et le sentiment d'une autre qui est offensée de ce qu'on professe cette opinion, pas plus qu'il n'y en a entre le désir d'un voleur de prendre une bourse, et le désir qu'éprouve le possesseur légitime de la garder.

Et le goût d'une personne est aussi bien sa propre affaire que son opinion ou sa bourse. Il est aisé de se figurer un public idéal qui laisse tranquilles la liberté et le choix des individus pour toute chose incertaine, exigeant d'eux seulement l'abstention des manières de se conduire que l'expérience universelle a condamnées. Mais où a-t-on vu un public qui mette de telles bornes à sa censure ? Ou bien quand le public s'inquiète-t-il de l'expérience universelle ? Le public, en intervenant dans la conduite personnelle, pense rarement à autre chose qu'à l'énormité qu'il y a d'agir et de sentir autrement qu'il ne fait ; et ce critérium faiblement déguisé, est présenté à l'espèce humaine comme le précepte de la religion et de la philosophie, par les neuf dixièmes de tous les écrivains moralistes et spéculatifs. Ils nous apprennent que les choses sont justes parce qu'elles sont justes, parce que nous sentons qu'elles sont ainsi. Ils nous disent de chercher dans notre esprit ou dans notre cœur les lois de conduite qui nous obligent envers nous-mêmes et envers les autres. Que peut faire le pauvre public, si ce n'est d'appliquer ces instructions, et de rendre obligatoires pour tout le monde ses sentiments personnels de bien et de mal, quand ils sont suffisamment unanimes ?

Le mal qu'on indique ici n'existe pas seulement en théorie, et on s'attend peut-être à ce que je cite les cas particuliers dans lesquels le public de ce siècle et de ce pays revêt à tort ses propres goûts du caractère de lois morales. Je n'écris pas un essai sur les aberrations du sentiment moral actuel. C'est un sujet trop important pour être discuté entre parenthèse et par manière d'illustration. Néanmoins des exemples sont nécessaires pour montrer que le principe que je soutiens a une importance sérieuse et pratique, et que je ne cherche pas à élever une barrière contre des maux imaginaires. Il n'est pas difficile de prouver par de nombreux exemples, qu'un des penchants les plus universels de l'humanité est d'étendre les bornes de ce qu'on peut appeler la police morale, jusqu'à un point où elle empiète sur les libertés les plus certainement légitimes de l'individu.

Comme premier exemple, voyez les antipathies que les hommes nourrissent sur un motif aussi frivole que celui de la différence de pratiques et surtout d'abstinences religieuses. Pour citer un cas un peu trivial, rien dans la croyance ou dans le culte des chrétiens n'envenime plus la haine du musulman contre eux que de les voir manger du porc. Il y a peu d'actions qui soient plus antipathiques aux chrétiens et aux Européens que cette façon de se nourrir ne l'est aux mahométans. C'est d'abord une offense envers leur religion ; mais cette circonstance n'explique nullement le degré ou l'espèce de leur répugnance ; car le vin est aussi défendu par leur religion, et quoique les musulmans trouvent mal de boire du vin, ils n'en sont point révoltés.

Leur aversion pour la chair de la bête malpropre porte au contraire ce caractère particulier ressemblant à une antipathie instinctive, que l'idée de malpropreté, quand une fois elle a pénétré bien avant dans les sentiments, semble toujours exciter même chez ceux dont les habitudes personnelles ne sont nullement d'une propreté scrupuleuse. Le sentiment de l'impureté religieuse si vif chez les Hindous, en est un exemple remarquable. Supposez maintenant que chez un peuple dont la majorité est musulmane, cette majorité veuille défendre de manger du porc dans tout le pays. Il n'y aurait rien là de nouveau pour les pays mahométans [1]. Serait-ce exercer légitimement l'autorité morale de l'opinion publique ? Non, dites-vous : et pourquoi non? Cette coutume est réellement révoltante pour un tel public ; il croit sincèrement que Dieu la défend et l'abhorre. On ne pourrait pas davantage blâmer cette prohibition comme une persécution religieuse. Ce serait religieux dans l'origine, mais ce ne serait pas une persécution à cause de la religion, car la religion de personne n'oblige à manger du porc. Le seul motif soutenable de condamnation serait que le public n'a rien à voir dans les goûts et les intérêts personnels des individus.

Si l'on veut se rapprocher un peu plus de nous, la majorité des Espagnols regarde comme une impiété grossière et comme l'offense la plus grave envers l'Être suprême de lui rendre un autre culte que celui des catholiques romains, et il n'y a pas d'autre culte public qui soit permis sur le sol espagnol. Pour tous les peuples de l'Europe méridionale, un clergé marié est non-seulement irréligieux mais impudique, indécent, grossier, dégoûtant. Que pensent les protestants de ces sentiments parfaitement sincères et des tentatives faites pour les appliquer en toute rigueur à ceux qui ne sont pas catholiques ?

Cependant si les hommes sont autorisés à troubler mutuellement leur liberté dans des choses qui ne touchent pas les intérêts d'autrui, d'après quels principes peut-on logiquement exclure ces cas d'intolérance ? Ou qui peut blâmer des gens pour vouloir détruire ce qu'ils regardent comme un scandale devant Dieu et devant les hommes ? On ne peut avoir de meilleures raisons pour défendre ce qu'on regarde comme une immoralité personnelle, que n'en ont pour supprimer ces coutumes ceux qui les regardent comme des impiétés ; et à moins que nous ne veuillons adopter la logique des persécuteurs, et dire que nous pouvons persécuter les autres parce que nous avons raison, et qu'ils ne doivent pas nous persécuter parce qu'ils ont tort, il faut bien nous garder d'admettre un principe dont l'application, si on nous la faisait, nous paraîtrait une si grande injustice.

On peut se récrier, quoiqu'à tort, sur les exemples précédents, comme tirés d'éventualités impossibles chez nous, car dans notre pays l'opinion n'ira pas apparemment imposer l'abstinence de certains mets ou tourmenter les gens parce qu'ils suivent tel ou tel culte, ou parce qu'ils se marient ou ne se marient pas selon leur croyance ou leur inclination. L'exemple suivant toutefois sera pris d'une atteinte à la liberté dont le danger n'est nullement passé.

Partout où les puritains ont été en force suffisante comme dans la Nouvelle-Angleterre et dans la Grande-Bretagne au temps de la république, ils ont tenté avec grand succès de supprimer les amusements publics et presque tous les amusements privés, particulièrement la musique, la danse, le théâtre, les jeux publics ou toute autre réunion pour un but de divertissement. Il y a encore dans notre pays un nombre considérable de personnes dont les notions de religion et de moralité condamnent ces récréations ; or ces personnes appartenant à la classe moyenne, il n'est nullement impossible que des gens de cette opinion puissent avoir un jour ou l'autre à leur disposition une majorité au parlement. Que dira le reste de la communauté, voyant régler les amusements qui lui seront permis par les sentiments moraux et religieux des calvinistes et des méthodistes les plus sévères ? Ne priera-t-elle pas d'une façon très-péremptoire ces hommes d'une piété si importune de s'occuper de leurs affaires ? C'est précisément ce qui devrait être dit à tout gouvernement ou à tout public qui a la prétention de priver tout le monde des plaisirs qu'il condamne. Mais si le principe de la prétention est admis, on ne peut faire d'objection raisonnable à ce que la majorité ou tout autre pouvoir dominant dans le pays l'applique selon ses vues ; et chacun doit être prêt à se conformer à l'idée d'une république chrétienne, telle que la comprenaient les premiers colons de la Nouvelle-Angleterre, si une secte religieuse comme la leur reprenait jamais possession du terrain perdu, ainsi qu'on l'a vu faire souvent à des religions qu'on croyait en décadence.

Supposons maintenant une autre éventualité qui a peut-être plus de chance de se réaliser que la dernière. Il y a, de l'aveu de chacun, une tendance puissante dans le monde moderne vers une constitution démocratique de la société, qu'elle soit accompagnée ou non par des institutions politiques populaires. On affirme que dans le pays où cette tendance prévaut le plus, qu'aux États-Unis, où existent la société et le gouvernement les plus démocratiques, le sentiment de la majorité à qui déplaît toute manière de vivre trop brillante ou trop dispendieuse pour qu'elle puisse espérer l'égaler, fait assez bien l'effet d'une loi somptuaire ; et il est, dit-on, maintes parties de l'Union où une personne très-riche peut difficilement trouver quelque façon de dépenser sa fortune qui ne lui attire pas la désapprobation populaire. Quoique cet exposé exagère grandement sans aucun doute les faits existants, néanmoins l'état de choses qu'il décrit n'est pas seulement concevable et possible ; c'est le résultat fort probable des idées démocratiques alliées à cette notion, que le public a le droit de mettre son veto sur la manière dont les Individus dépensent leurs revenus. Maintenant nous n'avons plus qu'à supposer une diffusion considérable des opinions socialistes, et il peut devenir infâme aux yeux de la majorité d'avoir autre chose qu'une très-petite propriété ou qu'un revenu gagné par le travail manuel. Des opinions semblables (en principe du moins) ont déjà fait de grands progrès dans la classe ouvrière, et pèsent d'une façon oppressive sur ses propres membres. Voici qui est bien connu : les mauvais ouvriers (qui sont en majorité dans beaucoup de branches de l'industrie) professent l'opinion arrêtée qu'ils devraient avoir les mêmes gages que les bons, et qu'on ne devrait permettre à personne, sous prétexte de travailler à la pièce ou autrement, de gagner plus, par plus d'habileté ou plus d'adresse, que les autres. Et ils emploient une police morale, qui devient à l'occasion une police physique, pour empêcher les habiles ouvriers de recevoir et les maîtres de donner une rémunération plus considérable pour de meilleurs services. Si le public a la moindre juridiction sur les intérêts privés, je ne vois pas en quoi ces gens sont en faute, ni pourquoi le public particulier d'un individu peut être à blâmer lorsqu'il revendique la même autorité sur sa conduite individuelle, que revendique le public en général, sur les individus en général.

Mais sans nous arrêter à des suppositions, on empiète grossièrement de nos jours sur le domaine de la liberté privée. On menace de le faire encore plus avec quelque chance de succès, et on propose des opinions qui revendiquent le droit illimité pour le public de défendre par la loi non-seulement tout ce qu'il trouve mal, mais encore, afin d'atteindre sûrement ce qu'il trouve mal, toute espèce de choses qu'il reconnaît pour innocentes.

Sous prétexte d'empêcher l'intempérance, on a interdit par la loi à toute une colonie anglaise et à presque la moitié des États-Unis de se servir des boissons fermentées autrement que pour la médecine ; car de fait, en défendre la vente, c'est en défendre l'usage ; du reste on l'entendait bien ainsi. Et quoique l'impossibilité d'exécuter la loi l'ait fait abandonner par plusieurs des États qui l'avaient adoptée, y compris celui qui lui a donné son nom, une tentative a cependant été faite et continue d'être renouvelée avec grand zèle par beaucoup de nos philanthropes déclarés, pour obtenir une loi semblable dans notre pays. L'association ou l’alliance, comme elle s'intitule, qui s'est formée pour cet objet a acquis quelque notoriété par la publicité donnée à une correspondance entre son secrétaire et un homme d’État, du petit nombre de ceux qui, en Angleterre, tiennent que les opinions d'un personnage politique devraient être fondées sur des principes. La part que lord Stanley a prise à cette correspondance est faite pour fortifier les espérances qu'avait déjà fondées sur lui quiconque sait combien sont rares les qualités dont il a donné des preuves publiques à plusieurs reprises, chez ceux qui figurent dans la vie politique. L'organe de l'alliance « réprouve fortement tout principe dont on pourrait se servir pour justifier le fanatisme et la persécution ; » et il entreprend de nous démontrer « la barrière totalement infranchissable » qui sépare de tels principes de ceux de l'association. « Toutes les matières relatives à la pensée, à l'opinion, à la conscience, me semblent, dit-il, en dehors du domaine législatif. Les choses appartenant à la conduite sociale, aux coutumes, aux relations me semblent seules sujettes à un pouvoir discrétionnaire placé dans la loi et non dans l'individu. »

On ne fait ici nulle mention d'une troisième classe d'actes différente des deux classes ci-dessus : savoir les actions et les habitudes qui ne sont pas sociales mais individuelles, quoique ce soit à cette classe sûrement qu'appartienne l'action de boire des liqueurs fermentées. Mais on me dira que vendre des boissons fermentées c'est commercer, et que commercer est un acte social.

Aussi se plaint-on d'un empiètement, non pas sur la liberté du vendeur, mais sur celle de l'acheteur et du consommateur, car l’État pourrait tout aussi bien lui défendre de boire du vin, que lui rendre impossible de s'en procurer. Cependant le secrétaire dit: « Je réclame comme citoyen le droit de faire une loi partout où l'acte social d'un autre empiète sur mes droits sociaux. » Voici maintenant la définition de ces droits sociaux. « Si quelque chose empiète sur mes droits sociaux, c'est à coup sûr le commerce des boissons fortes. Il détruit mon droit élémentaire de sécurité, en créant et en stimulant constamment des désordres sociaux. Il empiète sur mon droit d'égalité, en établissant des profits créateurs d'une misère pour le soutien de laquelle on me met à contribution. Il paralyse mon droit à un libre développement moral et intellectuel, en m'entourant de dangers et en affaiblissant et démoralisant la société, dont j'ai le droit de réclamer aide et secours. » Ce système des droits sociaux tel que jamais sans doute on ne l'avait distinctement formulé, se réduit à ceci : droit social absolu pour chaque individu d'exiger que tous les autres agissent en tout exactement comme ils le devraient : quiconque manque le moindrement à son devoir, viole mon droit social et me donne le droit de demander à la législature le redressement de ce grief. Un principe si monstrueux est infiniment plus dangereux que tout empiètement isolé sur la liberté ; il n'est pas de violation de la liberté qu'il ne puisse justifier. Il ne reconnaît nul droit à aucune liberté, excepté peut-être à celle de professer en secret des opinions sans jamais les faire connaître ; car du moment où quelqu'un émet une opinion que je regarde comme nuisible, il empiète sur tous les droits sociaux que m'attribue l'alliance. Cette doctrine accorde mutuellement à tous les hommes un intérêt déterminé dans leur perfection morale, intellectuelle et même physique, que doit définir chacun d'eux suivant son propre critérium.

Un autre exemple important d'un empiètement illégitime sur la juste liberté de l'individu, qui n'est pas une simple menace, mais une pratique ancienne et triomphante, c'est la législation du jour du sabbat. Sans aucun doute s'abstenir des occupations ordinaires pendant un jour de la semaine, autant que le permettent les exigences de la vie, est une coutume hautement salutaire, quoique ce ne soit un devoir religieux que pour les Juifs. Et comme cette coutume ne peut être observée sans le consentement général des classes ouvrières, comme quelques personnes en travaillant pourraient imposer aux autres la même nécessité, il est peut-être admissible et juste que la loi garantisse à chacun l'observance générale de la coutume, en suspendant pendant un jour donné les principales opérations de l'industrie. Mais cette justification fondée sur l'intérêt direct qu'ont les autres à ce que chacun observe la coutume, ne s'applique pas à ces occupations qu'une personne se choisit elle-même et auxquelles elle trouve convenable d'employer ses loisirs. J'ajoute qu'elle ne s'applique pas non plus le moins du monde aux restrictions légales apportées aux divertissements. Il est vrai que l'amusement de quelques-uns peut être pendant le jour férié le travail de quelques autres. Mais le plaisir, pour ne pas dire la récréation utile d'un grand nombre, vaut bien le travail de quelques-uns, pourvu que l'occupation soit choisie librement et puisse être librement abandonnée. Les ouvriers ont parfaitement raison de penser que si tout le monde travaillait le dimanche, on donnerait l'ouvrage de sept jours pour le salaire de six ; mais du moment où la grande masse des occupations est suspendue, le petit nombre d'hommes qui doit continuer de travailler pour le plaisir des autres, obtient un accroissement de salaire proportionnel, et nul n'est obligé de poursuivre ses occupations, s'il préfère le loisir au gain. Si l'on veut chercher un autre remède, on pourrait le trouver dans l'établissement d'un jour de congé pendant la semaine pour ces classes particulières de personnes. Il faut donc en venir, pour justifier les restrictions mises aux amusements du dimanche, à dire que ces amusements sont répréhensibles au point de vue religieux, un motif de législation contre lequel on ne peut protester trop vigoureusement. « Deorum injuræ Diis curæ. » Il reste à établir que la société, ou quelqu'un de ses fonctionnaires, a reçu d'en haut la mission de venger toute offense supposée envers la puissance suprême, qui n'est pas aussi un tort fait à nos semblables. L'idée qu'il est du devoir d'un homme qu'un autre soit religieux, fut la cause de toutes les persécutions religieuses qu'on ait jamais ordonnées ; et si elle était reçue, elle les justifierait pleinement. Quoique le sentiment qui se manifeste dans les tentatives souvent répétées pour empêcher les chemins de fer de marcher le dimanche, les musées d'être ouverts, etc., n'ait pas la cruauté des anciens persécuteurs, il y a là toutefois l'indice d'un état d'esprit qui est absolument le même. C'est une détermination de ne pas tolérer chez les autres ce que leur religion leur permet, mais ce que la religion du persécuteur leur défend. C'est une persuasion que Dieu, non-seulement déteste l'acte de l'infidèle, mais encore ne nous tiendra pas pour innocents, si nous le laissons en repos.

Je ne puis m'empêcher d'ajouter à ces preuves du peu de compte qu'on fait généralement de la liberté humaine, le langage de franche persécution que laisse échapper la presse de notre pays toutes les fois qu'elle se sent appelée à accorder quelque attention au phénomène remarquable du Mormonisme. On pourrait en dire fort long sur ce fait inattendu et instructif qu'une prétendue révélation et une religion reposant sur cette base (c'est-à-dire le fruit d'une imposture palpable et qui n'est pas même soutenue par le prestige d'aucune qualité extraordinaire chez son fondateur) est un objet de croyance pour des multitudes et a été le fondement d'une société, dans le siècle des journaux, des chemins de fer et du télégraphe électrique. Ce qui nous touche ici, c'est que cette religion, comme beaucoup d'autres et de meilleures, a ses martyrs ; c'est que son prophète et son fondateur fut mis à mort dans une émeute à cause de sa doctrine, et que plusieurs de ses partisans perdirent la vie de la même façon ; c'est que leur secte fut expulsée du pays où elle avait pris naissance, et que maintenant, lorsqu'on l'a chassée dans une retraite solitaire, au milieu d'un désert, beaucoup d'Anglais déclarent ouvertement qu'il serait bien (seulement ce ne serait pas commode) d'envoyer une expédition contre les Mormons, et de les obliger de force à se conformer à d'autres opinions. La polygamie adoptée par les Mormons est la cause principale de cette antipathie contre leurs doctrines, qui viole ainsi les lois de la tolérance religieuse ; la polygamie, quoique permise aux Mahométans, aux Hindous, aux Chinois, semble exciter une animosité implacable, quand elle est pratiquée par des gens qui parlent anglais et qui se donnent pour une sorte de chrétiens. Personne ne peut désapprouver plus fortement que moi cette institution des Mormons : cela pour beaucoup de raisons, et entre autres parce que loin d'être appuyée sur le principe de liberté, elle est une infraction directe à ce principe, puisqu'elle ne fait que resserrer les chaînes d'une partie de la communauté, et dispenser l'autre partie de toute réciprocité d'obligations. Cependant on doit se rappeler que cette relation est aussi volontaire de la part des femmes qui nous en paraissent les victimes, que toute autre forme de l'institution matrimoniale ; et, si surprenant que puisse sembler le fait, il a son explication dans les idées et les habitudes générales du monde : on apprend aux femmes à regarder le mariage comme l'unique chose nécessaire, il est concevable dès lors que beaucoup d'entre elles préfèrent épouser un homme qui a plusieurs autres femmes à ne pas se marier du tout. On ne demande pas à d'autres pays de reconnaître de telles unions, ou de laisser une partie de leur territoire abandonner la loi nationale pour la doctrine des Mormons. Mais quand des dissidents ont concédé aux sentiments hostiles des autres beaucoup plus qu'on ne pouvait en toute justice l'exiger, quand ils ont quitté les pays qui ne pouvaient tolérer leurs doctrines et se sont établis dans un coin de terre éloigné, qu'ils ont été les premiers à rendre habitable, il est difficile de voir d'après quels principes (si ce n'est ceux de la tyrannie) on peut les empêcher de vivre là à leur guise, pourvu qu'ils ne commettent point d'agression envers les autres nations, et qu'ils laissent aux mécontents toute liberté de départ. Un écrivain moderne d'un mérite considérable à quelques égards, propose (nous nous servons de ses propres termes) non pas une croisade, mais une civilisade contre cette communauté polygame, pour mettre fin à ce qui lui semble un pas rétrograde dans la civilisation. Je vois la chose de même, mais je ne sache pas qu'aucune communauté ait le droit d'en forcer une autre à être civilisée. Du moment où les victimes d'une mauvaise loi n'invoquent pas le secours des autres communautés, je ne puis admettre que des personnes complétement étrangères aient le droit de venir exiger la cessation d'un état de choses qui paraît satisfaire toutes les parties intéressées, uniquement parce que c'est un scandale pour des gens éloignés de quelques milliers de milles et parfaitement désintéressés dans la question. Envoyez-leur des missionnaires, si bon vous semble, pour les prêcher là-dessus, et employez tous les moyens loyaux (imposer silence aux novateurs n'en est pas un) pour empêcher le progrès de semblables doctrines dans votre pays. Si la civilisation a prévalu sur la barbarie, quand la barbarie possédait le monde à elle seule, il est excessif de craindre que la barbarie défaite une bonne fois puisse revivre et conquérir la civilisation. Une civilisation qui pourrait succomber ainsi devant son ennemi vaincu doit être tellement dégénérée, que ni ses prêtres, ni ses instituteurs officiels, ni personne autre n'a la capacité ou ne veut prendre la peine de la défendre. S'il en est ainsi, plutôt on sera quitte de cette civilisation, mieux ce sera. Elle ne peut qu'aller de mal en pire, jusqu'à ce qu'elle soit détruite et régénérée (comme l'empire d'Occident) par d'énergiques barbares.

Notes :
  1. Le cas des Parsees de Bombay est un curieux exemple de ce fait. Quand cette tribu industrieuse et entreprenante (qui descendait des Persans, adorateurs du feu), abandonnant sa patrie devant les califes, arriva dans l'ouest de l'Inde, elle y fut tolérée par les souverains Hindous à condition de ne pas manger de bœuf. Quand plus tard ces contrées tombèrent sous la domination des conquérants mahométans, les Parsees obtinrent la continuation de cette tolérance, à condition de s'abstenir de porc. Ce qui ne fut d'abord que soumission devint une seconde nature, et les Parsees s'abstiennent encore aujourd'hui et de bœuf et de porc. Quoique leur religion ne l'exige pas, la double abstinence a eu le temps de devenir une coutume pour leur tribu, et la coutume dans l'Orient est une religion.